See other formats \\1 MRS S LA POULE AUX ĆUFS D'OR. ROMANS DU MEME AUTEUR! I no QrOMĂšMC . 1 vol. in -h Corps sans Ame 2 â Une Fleur A vendre 2 â Le Tentateur 1 â Lf Flagrant DĂ©lit 2 _ Les Parasites 2 â Les premiĂšres Rides 2 â Le BAtard. t 2 â Le Neveu d'un Lord 2 â La Rente viagĂšre 2 â Le Banquier de Bristol. . âą 2 â Quatre ans sous Terre â Lucie y 2 â L'honneur d'une Femme 2 â Le ChĂąteau des Atrides 2 â L'AlcĂŽve 2 â POĂSIE. Pervenches i vol. in-12 Macbeth Traduction littĂ©rale en oers- . . . i vol. in-18 ROMANS SOUS PRESSE. La Tireuse de Cartes 2 vol. in-8 Le Masque de Velours 2 â La VipĂšre 2 â Le Mari de la Cantatrice 2 â r Sceaux. â Impr. de E. DupĂ©e, LA POULE AUX OEUFS D'OR PAR JULES LACROIX. Cal/us escam qucerenu margarit&m rrperil, PHĂDRE. PARIS, L. DE POTTER, LIBRAIRE-ĂDITEUR, AcquĂ©reur du Cabinet de Lecture, collection des meilleurs romans modernes, 1500 volumes in-i 2. Prix 1000 franes. Rue Saint-Jacques, 38. 1844 % JHigir bm. J'aime la mĂ©lodie et ta verve saxonne ! â Ton souffle impĂ©tueux et fort comme le vent Qui fait bruire au soir les cloches d'un couvent, Ton souffle tombe et court dans l'orchestre qui sonne La contre-basse ronfle et sa corde frissonne, Et la trompette vibre, et l'orgue se mouvant S'anime pour chanter comme un ĂȘtre vivant ; Et ton Ăąme bondit dans toute ma personne ! Sous la voĂ»te profonde et noire qui rĂ©pond, Comme l'eau s'engouffrant sous les arches d'un pont La ronde du sabbat tourbillonne grondante ! C'est le cri de Satan dans sa gorge de fer, C'est le rugissement des musiques d'enfer, Et la voix du Seigneur â C'est Michel-Ange et Dante ! T. I. 1 Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa I. LA CHAMBRE DU POETE. On Ă©tait dans les premiers jours de janvier. Il faisait un froid trĂšs piquant; et, depuis quelques heures, une neige Ă©paisse blanchis- sait le toit des maisons. L'obscuritĂ© commen- çait Ă se rĂ©pandre dans les rues; et dĂ©jĂ les 8 la poi i y passants, moins nombreux, doublaient le pas en baissant la lĂ©te et s'enveloppant dans leurs manleaux pour Ă©chapper Ă la bise glaciale et aux flocons de neige fouettĂ©s par le vent. Un jeune homme , d'une mise fort simple , mais Ă©lĂ©gante, venait de sortir d'un couloir obscur fermĂ© par une porte Ă claire-voie. C'Ă©- tait vers le milieu de la rue Mazarine. Personne alors, que ce jeune homme , ne passait dans la rue; aucun bruit de voilure; le silence Ă©tait profond. Le jeune homme fĂźt quelques pas vers le guichet de l'Institut; mais, tout-Ă -cc^n, s'arrĂštant dans sa marche, il parut hĂ©siter un instant. Il regardait tour Ă tour le ciel chargĂ© de bruine et le pavĂ© tout recouvert d'un vaste tapis de neige , sur lequel s'amortissait le bruit des pas. â Voyons, murmura -t-ii, il faut prendre une dĂ©cision pourtant... Que ferai-je? Et, semblant rĂ©flĂ©chir profondĂ©ment , il al- AUX OEUFS D'oĂŻl. 9 lait et venait, sans presque changer de place. â Si j'Ă©tais raisonnable, reprit-il, je ren- trerais chez moi le travail presse , et ma pau- vre tĂȘte n'a pas besoin de distractions!.. Ah! mon Dieu , que je suis donc faible! quel mal- heur de n'avoir pas plus de volontĂ© ! Et il continuait Ă piĂ©tiner sur place, tout en murmurant quelques paroles indistinctes. Enfin , il parut prendre une rĂ©solution su- bite, et rebroussa chemin Ă la hĂąte. Il rentra dans l'allĂ©e sombre, et monta prĂ©cipitamment un escalier noir et vermoulu, qu'une person- ne, habituĂ©e Ă cette rude Ă©chelle, pouvait seule grimper sans pĂ©ril. 11 tira de la poche de son paletot une grosse clĂ©, qu'il mit dans le trou d'une serrure, Ă tĂątons. La chambre dans la- quelle il pĂ©nĂ©tra Ă©tait plongĂ©e dans une obs- curitĂ© profonde. Le jeune homme, aprĂšs avoir cherchĂ© longtemps au hasard sur les meubles et sur le marbre du poĂȘle, prĂźt une petite fiole 10 l'Ot 11 de phosphore et alluma sa chandelle. C'Ă©tait une assez pauvre habitation que celle de ce jeune homme deux petites chambres en mansarde, Ă peine meublĂ©es, et carrelĂ©es toutes deux chose triste et froide Ă l'Ćil mĂȘ- me en hiver. Les murs Ă©taient garnis d'un pa- pier commun Ă grosses fleurs rouges ; quel- ques chaises de paille, dont la plupart Ă©taient boiteuses, dissimulaient Ă grandpeine la nu- ditĂ© des murailles, Ă l'angle desquelles on pou- vait distinguer quelques toiles d'araignĂ©e pou- dreuses qui se balançaient au moindre vent. Pas de rideaux au lit ; pas de rideaux aux fenĂȘ- tres, rien qu^un large morceau d'Ă©toffe brune qui laissait voir une partie des vitres. Ce qu'il y avait de plus remarquable et de plus luxueux dans ce modeste appartement , c'Ă©tait une grande bibliothĂšque d'acajou , toute garnie de livres , dont quelques-uns mĂȘme of- fraient de riches reliures Une grande table AUX ĆUFS D'OU. 11 ronde, en bois blanc noirci , occupait le centre de la moins petite de ces deux piĂšces. Celte table Ă©tait chargĂ©e de plumes et de paperasses; de livres tout ouverts et maintenus dans cette position par une foule d'objets bizarres et pas- sablement hĂ©tĂ©roclites c'Ă©taient des frag- ments de bĂ»ches , des pieds et des mains de plĂątre, une soucoupe, enfin tout ce que le PropriĂ©taire avait rencontrĂ© tout d'abord sous sa main. Quand son flambeau fut allumĂ©, le jeune homme s'assit vivement devant sa table; et, plongeant sa tĂȘte dans ses detix mains, les yeux invariablement fixĂ©s sur un vieux livre aux coins dĂ©chiquetĂ©s et vermoulus, il prit F attitude d'un homme qui mĂ©dite et qui pense avant de travailler. II LA MORT DE SOCKATE. Mais, avant de poursuivre, quelques mots sont indispensables pour faire connaĂźtre ce jeune homme. NĂ© d'une famille honnĂȘte, mais pauvre, il se nommait Gustave Valory. Ses parents habitaient une petite ferme siluĂ©edans 14 LA roi li le dĂ© par tentent du Puy-de-DĂŽme, Ă quelque distance de Cler mon t-Ferrand. Gustave, quoi- que fort instruit, avait fait ses Ă©tudes en pro- vince; de bonne heure il avait montrĂ© un goĂ»t invincible pour la poĂ©sie et la littĂ©rature; cha- cune de ses annĂ©es scolaires avait Ă©tĂ© pour lui un triomphe les prix remportĂ©s dans ses classes formaient la majeure partie de sa bi- bliothĂšque. D'abord, les parents de Gustave, braves gens sans orgueil et sans ambition, destinaient Ă leur fds un avenir paisible et obscur. Comme ils avaient toujours Ă©tĂ© heu- reux dans leur mĂ©diocritĂ©, ils ne souhaitaient pas une autre existence que la leur pour Gus- tave. Mais ils ne pouvaient savoir , les bons et honnĂȘtes fermiers , tout ce qui bouillonnait d'immenses dĂ©sirs et d'Ă©mulation dans le cĆur du jeune laurĂ©at, chaque fois qu'il s'Ă©lançait, victorieux, de banquette en banquette, jusqu'Ă la pompeuse estrade oĂč le proviseur du collĂšge AUX OEUFS D'OR. 15 lui mettait de ses propres mains une couronne de laurier sur la tĂȘte! Enfin, Gustave, toujours rĂ©compensĂ©, toujours vainqueur, avait ter- minĂ© ses Ă©ludes classiques; et , sorti du col- lĂšge, il Ă©tait venu vivre auprĂšs de son pĂšre et de sa mĂšre dans leur petite ferme. Quelques mois se passĂšrent. M. Valory n'avait point en- core parlĂ© Ă son fils de prendre un Ă©tat. Gus- tave, laborieux et toujours livrĂ© Ă l'Ă©tude, ne quittait pas sa chambre; et, du matin au soir, quelquefois du soir au matin, il travaillait courbĂ© sur ses vieux livres, sur ses auteurs chĂ©ris. Bien souvent, la mĂšre de ce jeune hom- me, bonne femme simpleel naĂŻve, dont la seule passion Ă©tait l'amour qu'elle portait Ă son fils; bien souvent, disâ je , cette excellente mĂšre avait suppliĂ© Gustave de travailler avec moins d'acharnement; il se tuait, disait-elle; il dĂ©- pĂ©rissait Ă vue d'Ćil... et le soir, quand tous les membres de la famille s'Ă©taient retirĂ©s , 16 i \ i-oi 1 1 chacun dans leur chambre, Madame Valory montait l'escalier avec prĂ©caution; et, se diri- geant sur la pointe du pied vers la chambre de son fils, elle appliquait l'oreille au trou delĂ serrure; elle regardait avec anxiĂ©tĂ© par les l'entes de la porte, afin devoir si la lumiĂšre de Gustave viendrait Ă s'Ă©teindre. Lorsque, Ă minuit, le flambeau brĂ»lait encore , elle se ris- quait Ă frapper lĂ©gĂšrement contre la porte; puis, d'une voixdouce et tremblante, elle sup- pliait Gustave de ne pas veiller davantage et de se mettre au lit. Alors, Gustave, rĂ©veillĂ© comme en sursaut dans sa rĂȘverie poĂ©tique, tressaillait avec impatience, et conjurait sa bonne vieille mĂšre de ne pas s'occuper de lui; mais celle-ci, insistant avec une craintive et douce sollicitude, lui disait â Cher enfant, je t'en prie, couche-loi... fais ce petit sacrifice Ă ta mĂšre... Gustave, attendri, n'avait plus la force de AUX ĆUFS D'OR. 17 rĂ©sister; il laissait tomber sa plume , fermait ses livres; et, courant vers la porte, il embras- sait sa mĂšre avec une profonde et douloureuse Ă©motion. â Merci, merci, cher enfant! disait la bonne femme dans un Ă©lan de reconnaissance; au moins, tu vas prendre une bonne nuit de repos. â Oh! ma mĂšre, rĂ©pondait Gustave, les larmes aux yeux, je te cĂšde, tu vois... mais, prends-y garde, tu me feras mou- rir! L'excellente femme ne comprenait pas ces paroles exaltĂ©es et fĂ©briles ; elle couvrait en- core son fils de baisers et de caresses ; puis , radieuse et la joie au cĆur , elle s'Ă©loignait en pensant qu'au moins Gustave ne se fatigue- rait point cette nuit-lĂ , et qu'au dĂ©jeuner du lendemain, il n'arriverait pas triste, souffrant et, pĂąle. 18 LA POULE A peine seul, Gustave, ressaisi par le dĂ©mon poĂ©tique, se repentait presque d'avoir cĂ©dĂ© aux sollicitations de sa mĂšre; il s'avouait trop fai- ble, et rouvrait tout-Ă -eoup ses livres d'unemain convulsive pour se livrer de nouveau Ă l'Ă©tude. Mais alors son inspiration n'Ă©tait plus la mĂȘ- me; ses idĂ©es, troubles et confuses, ne pou- vaient pas vaincre la tristesse et la prĂ©occupa- tion qui venaient de l'assaillir c'est qu'invo- lontairement il songeait Ă sa mĂšre, Ă la pro- messe qu'il avait faite tout Ă l'heure, et il se reprochait d'y manquerai se reprochait com- me un crime sa dĂ©sobĂ©issance et son obstina- tion. Gustave, dont le cĆur Ă©tait droit et loyal, avait en horreur tout ce qui ressemblait Ă la ruse, au mensonge; il se couchait donc Ă la hĂąte et soufflait sa lumiĂšre pour ne pas succom- ber Ă la tentation de lire. Mais Ă peine avait-il posĂ© sa tĂȘte sur l'oreiller, que son imagination fermentait plus active, plus ardente ; le son> AUX OEUFS D'OR. 19 meil ne voulait pas venir; Gustave l'appelait en vain, et se tordait souvent jusqu'Ă l'aube dans une fiĂ©vreuse insomnie, dans un demi- sommeil plein de rĂȘves et de cauchemars, plus fatigant encore que l'insomnie elle-mĂȘme. BientĂŽt M. Valory, qui commençait Ă res- sentir les fatigues de l'Ăąge et du travail, voulut confier les soins de sa ferme et de l'exploita- tion agricole Ă son fils Gustave. Mais celui-ci, qui n'avait jamais aimĂ© l'agriculture que dans les GĂ©orgiques de Virgile et dans Columel- le, tĂ©moigna si peu d'enthousiasme Ă cette proposition , que le bon fermier demeura frap- pĂ©desurprise. M. Valory, qui Ă©tait bien loin de s'attendre Ă un refus, s'expliqua d'une façon plus claire et vanta, non sans hyperbo- le, les dĂ©lices de la vie campagnarde; mais, aprĂšs un court entretien, il comprit toute la vĂ©ritĂ©, et dĂ©sespĂ©ra devoir jamais Gustave ma- nier la herse et la charrue. 20 lĂ l'OULE â Mon pauvre ami, dif le bonhomme avec tristesse , que veux-tu donc faire? Quel Ă©tal choisis-tu ? Gustave rĂ©pondit avec une extrĂȘme dĂ©fĂ©- rence, mais avec fermetĂ©, qu'il ne voulait pas vivre en province, ou du moins Ă la campagne ses goĂ»ts et ses Ă©tudes l'appelaient Ă un autre emploi qu'Ă celui de laboureur; et la plume, l'encre et les livres lui convenaient beaucoup mieux que les instruments aratoires. â Ah! jeune ambitieux, s'Ă©cria M. Va- lory d'une voix triste, avec une douloureuse et sublime naĂŻvetĂ© tu veux ĂȘtre clerc d'huis- sier ou de notaire! tu veux te lancer dans les grandeurs. â Non, mon pĂšre, non , soyez tranquille, dit Gustave en souriant , je n'aspire point si haut... Une Ă©lude de notaire ou d'huissier m'arrangerait encore bien moins que votre ferme... Je veux ĂȘtre libre et indĂ©pendant; je AUX OEUFS h on. 21 veux mener une \ie laborieuse et artiste je veux Ă©crire ! â Tu veux Ă©crire, mon pauvre Gustave? Eh bien ! je te le demande, oĂč peut-on Ă©crire si ce n'est chez les notaires et chez les avouĂ©s? Je ne te comprends plus du tout!.. â Cher pĂšre, tu vas me comprendre. J'ai fait de bonnes Ă©tudes ; j'aime le travail intel- lectuel par dessus toutes choses; et tout ce qu'il me faut pour mon bonheur, Ă moi, c'est un rayon de soleil, un livre, une plume... Le fermier tout Ă©bahi tombait de surprise en surprise. â J'entends bien, mon pauvre Gustave... mais ces trois choses-lĂ , ton soleil, ta plume et tes livres, ça ne constitue pas un Ă©tat, une position sociale... Gustave prit en souriant la main de son pĂš- re, qu'il pressa contre ses lĂšvres avec effu- sion. t. i. 2 22 I A poule â Sois tranquille, mon bon pĂšre; il me faut si peu de chose Ă moi pour vivre! Je ne manquerai jamais de rien .. â Mais encore faut-il un moyen quelconque pour gagner de l'argent. Tu as fait de belles Ă©tudes, c'est vrai ; mais tout cela, pauvre en- fant , ça coĂ»te, et ça ne rapporte rien que des livres, des prix et des couronnes. . . Je te le de- mande un peu, comment veux-tu vivre, si tu ne consens pas Ă me remplacer, Ă faire valoir ce morceau de terre? Moi, je me fais vieux... ta mĂšre aussi... et, si tu nous refuses ton ai- de , nous allons ĂȘtre forcĂ©s de prendre quel- qu'un, un mercenaire, pour conduire la ferme et diriger les travaux. Je ne suis pas riche, vois-tu ; j'ai tout juste de quoi joindre les deux bouts en usant d'une stricte Ă©conomie; et si je venais Ă mourir aujourd'hui pour demain, tu resterais seul avec ta pauvre vieille mĂšre, qui ne pourrait pas te servir Ă grand'chose... Atrx oeufs d'or. 23 c'est toi plutĂŽt, mon ami, qui devrais songera la nourrir. Alors, que deviendrĂŻez-vous? â Encore une fois, mon pĂšre, rĂ©pondit Gus- tave avec attendrissement, ne te mets pas en peine; j 'ai des ressources qui me sont propres, et que tu ne peux connaĂźtre... Oui, continua- t-il en s'animant par degrĂ©, je sens que j'ai de l'avenir! Il y a quelque chose en moi qui m'illumine et qui me pousse en avant!.. Je rĂ©ussirai, mon pĂšre; j'aurai la gloire et la for- tune ! Pour vous l'argent , Ă moi la gloire I . . A cette dĂ©lirante explosion, M. Valory crut sĂ©rieusement que son fils Ă©tait fou. Il joignit les mains; et, levant les yeux au ciel, il conjura Gustave de parler raison, et de ne pas rire dans une circonstance aussi sĂ©rieuse. â Eh bien! mon pĂšre, je m'expliquerai... Peut-ĂȘtre allez-vous dire encore de plus belle que j'ai perdu la tĂȘte et que je m'Ă©gare en des rĂȘves de maniaque... Mais, n'importe! j'ai 24 I A »>Ol I 1 pour moi h conscience, le travail el linco chez un aca* 9 dĂ©micien qui Ă©lĂątt venu passer quelques jours Ă Clermont. Celte lecture ne fut pas moins brillante que la premiĂšre, mais elle eut bien plus d'impor- tance et de solennitĂ©, L'acadĂ©micien prit Gus- tave en affection, et se dĂ©clara son protec- teur. Un mois aprĂšs cette poĂ©tique ovation, Gus- tave logeait Ă Paris dans une petite chambre voisine de l'Institut. La mort de Socrate, prĂ©- sentĂ©e Ă la ComĂ©die française, n'avait pas mĂȘme obtenu lecture, et le secrĂ©tariat l'avait ren- voyĂ©e outrageusement au poĂšte de Clermont, qui, fascinĂ© depuis longtemps par ses beaux rĂȘves de gloire, tomba pour ainsi dire du ciel en terre, et faillit mourirdedouleur. Mais cet igno- ble et injuste refus ne rencontra partout que le blĂąme et l'indignation. Gustave, secondĂ© par quelques amis chauds et dĂ©vouĂ©s, ne tarda pas AUX oeufs d'or. 35 Ă prendre une Ă©clatante revanche. Sa piĂšce fut Ă©coutĂ©e avec enthousiasme dans plusieurs salons soit admiration profonde et sincĂšre, soit engouement bizarre, inexplicable, Paris lui mĂȘme confirma le suffrage de la province et cria au chef-d'Ćuvre. Deux ou trois direc- teurs de spectacle se hĂątĂšrent soudain de fon- dre chez l'auteur comme des oiseaux de proie on lui fit des offres splendides; et Gustave, qui ttĂ©nfyhtaĂŻt encore de ne faire qu'un songe, donna bien vite sa tragĂ©die nu premier qui se prĂ©senta, sans imposer la moindre con- dition. Le soir mĂȘme les rĂŽles Ă©taient distribuĂ©s. Le théùtre qui, avant ce coup de fortune, n'a- vait plus qu'Ă fermer ses portes, les rouvrit toutes grandes pour livrer passage Ă la foule immense qui encombrait les vestibules, le jour de la premiĂšre reprĂ©sentation. Le succĂšs fut Ă©blouissant et mĂ©ritĂ© la salle tout entiĂšre 34 LA POULE Ă©clata en frĂ©nĂ©tiques bravos ; des couronnes furent jetĂ©es sur la scĂšne. Ainsi , du premier pas, le jeune et obscur provincial venaitde con- quĂ©rir une position sublime; il Ă©tait dĂ©jĂ pres- que illustre, et son avenir littĂ©raire semblait devoir ĂȘtre une longue suite de triomphes et dechefs-d'Ćuvre. Gustave n'eut point, comme tant d'autres , le vertige au milieu de la victoire il se remit au travail avec plus de courage et d'ardeur ; et rĂ©pondant, presque toujours par des refus doux et polis, aux mille invitations de tout genre qui venaient le chercher sans cesse, il commença le premier chant d'un poĂšme Ă©pi- que, dont il roulait le plan dans sa tĂȘte depuis plusieurs annĂ©es. Le succĂšs de Gustave lui avait rapportĂ© beaucoup d'argent ; mais il continua de vivre dans la mĂȘme simplicitĂ©, comme un Ă©tudiant du quartier latin. Lestrois quarts de la somme qu'il perçut de ses droits aux oeufs d'or; 55 d'auteur, furent envoyĂ©s Ă ses parents, qui faillirent perdre la tĂšte Ă force de joie. Il y avait six mois que Gustave occupait k Paris la mĂȘme petite chambre; son unique plaisir Ă©tait d'aller passer sa soirĂ©e au specta- cle; mais, chose Ă©trange, il n'avait point encore mis les pieds Ă l'OpĂ©ra. Un jour, il s'y laissa entraĂźner par un de ses amis, et tout le coeur de ce jeune homme ardent et impĂ©tueux, toute son imagination de poĂšte fut boulever- sĂ©e Le soir, quand il rentra dans son obscure mansarde , il n'Ă©tait plus le mĂȘme homme. Une autre passion, plus impĂ©rieuse encore et plus dĂ©vorante que la poĂ©sie, venait de s'em- parer de Gustave; une passion profonde et inextinguible, qui devait influer sur toute sa carriĂšre, sur tout le reste de son existence. m. A L'OPERA! Ainsi donc Gustave Valory, aprĂšs une assez longue hĂ©sitation , Ă©tait retournĂ© dans sa chambre. Depuis une demi heure Ă peu prĂšs, il semblait travailler avec plus de suite et d'ac- tivitĂ©; mais soudain il jette vivement sa plume et se lĂšve en se frappant le front. t. i. 3 .18 i A POULE â Non, c'est impossible ! dit-il UVCC impa- tience, en arpentant sa chambre Ă grands pas J'ai beau aire, je ne puis retrouver le fil de mes idĂ©es... Vraiment je suis absurde... Ah! Et, continuant sa promenade agitĂ©e, il croi- sait tantĂŽt les bras sur sa poitrine, et tantĂŽt se prenait la tĂȘte Ă deux mains comme pour se recueillir. Mais le trouble Ă©tait dans sa pensĂ©e ; son cĆur battait avec une force inouie ; le sang bourdonnait Ă ses oreilles. â Malheureux insensĂ©! reprit-il avec une dou- loureuse amertume ; quoi ! je ne puis donc vaincrece dĂ©lire! Je ne puis donc m'arracherdu cĆurcetle image et ce nomqui me brĂ»lent !... Ah! c'est de la folie!.. Que m'en reviendra-t-il? Je ne serai pour elleei pour le monde qu'un objet de pitiĂ©, de raillerie! Et dĂ©jĂ mon ima- gination s'Ă©puise, mon esprit se fatigue Ă vou- loir saisir un songe, une ombre qui toujours aux oeufs d'or. 39 m'Ă©chappe !... Maintenant le travail me pĂšse, la poĂ©sie est pour moi sans charme... Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi l'ai-je vue? pour- quoi n'ai-je pas fui cette dangereuse occasion! Il y a quelque temps encore j'Ă©tais libre et calme; je voulais vivre tout entier pour l'art et pour la gloire;je n'avais pas d'autre passion!... Malheureux ! malheureux ! Puis, retombant dans un morne silence, il demeura quelque temps immobile et de- bout, le front appuyĂ© dans ses mains. â C'est plus fort que moi ! s'Ă©crieâ tâ il. Non, je ne puis rester dans celte chambre, quand je sais qu'un si court espace me sĂ©pare d'elle!. .. J'irai, n'importe! Je veux la voir, encore aujourd'hui!... Demain, je serai plus sage*.. Oui, je travaillerai... je quitterai, s'il le faut,, Paris pour quelque temps. Peut-ĂȘtre alors, quand je serai moins prĂšs d'elle, peut- 40 I A IMM I I ĂȘtre la tranquillitĂ© rcnaitra-t-elle clans mon cĆur ! Tout en parlant de la sorte, Gustave s'en- veloppait Ă la hĂąte de son paletot. 11 souffla sa lumiĂšre et sortit prĂ©cipitamment. La neige tombait moins fort. Gustave cou- rut vers le quai et monta dans un cabriolet de place. â A TOpĂ©ra, dit-il au cocher. Et vite ! je suis fort en retard. La course fut rapide. Gustave franchit les marches du pĂ©ristyle avec un frissonnement indĂ©finissable. Il entra dans la salle elle Ă©tait pleine de monde. Partout de riches toilettes et les plus charmantes femmes de Paris. On donnait, ce jour-lĂ , une reprise de Guillaume Tell, et Flora Duvercourt, la fameuse canta- trice, devait y chanter pour la premiĂšre fois. Rien de plus joli, de plus gracieux, de plus adorable que celte jeune personne. Petite el AUX OEUFS D'OR. 41 svelte, elle avait de magnifiques cheveux noirs qui formaient un dĂ©licieux contraste avec son teint d'une blancheur Ă©blouissante; ses grands yeux noirs, longs et veloutĂ©s, avaient une ex- pression tour Ă tour pleine d'enthousiasme et de mĂ©lancolie; ses dents, fines et brillantes, donnaient Ă son sourire jm Ă©clat extraordi- naire, et sa jolie tĂȘte, admirablement posĂ©e sur un cou de cygne, avait de molles ondula- tions qui vous plongeaient dans une suave et profonde extase. Mais ce qu'il y avait de plus incomparable encore dans cette radieuse crĂ©a- ture, c'Ă©tait sa voix douce, grave, harmo- nieuse et vibrante. On ne pouvait par mo- ments l'entendre sans avoir des larmes aux yeux; jamais une femme n'avait uni, Ă un timbre de voix plus enchanteur, une plus touchante expression, un art plus merveilleux et plus exquis. Lorsque Gustave enj^ra dans la salle, Flora VI i \ l'ouĂŻr. chantait, et, de temps Ă autre, au milieu du silence, un frisson d'enthousiasme et de plai- sir circulait parmi la foule. Guslave Ă©tait comme enchaĂźnĂ© Ă sa place l'Ćil fixe, le cou tendu, il respirait Ă peine, et sa main s'ap- puyait contre son cĆur agitĂ©, comme pour le contenir dans sa poitrine. Oh! qui pourrait comprendre tout ce qui se passait alors dans l'esprit et dans TĂąrne de cet ardent jeune homme! Il n'avait jamais vu, mĂȘme dans ses rĂȘves de poĂšte, une plus cĂ©leste figure, quel- que chose de plus aĂ©rien, de plus angĂ©lique. Flora venait Ă peine de terminer lesderniĂšres notes de sa brillante cavaline, qu'un tonnerre d'applaudissements Ă©clatait par loute la salle j le parterre battait des mains et trĂ©pignait; les balcons et les loges applaudissaient en criant bravo ! C'Ă©tait une dĂ©licieuse et pro- fonde admiration. Seul, peut-ĂȘtre dans cette grande foule, Gustave demeurait immobile et AUX oeufs n'oit. i3 muet c'est qu'il avait comme le vertige; il Ă©lait comme sous l'empire d'un songe, d'une hallucination magnĂ©tique. Tout-Ă -coup on lui frappa sur l'Ă©paule; et, tirĂ© brusquement de son dĂ©lire extatique , Guslave tourna la tĂȘte. La personne qui ve- nait de l'Ă©veiller ainsi Ă©tait un homme d'une trentaine d'annĂ©es a peu prĂšs; c'Ă©tait lefashio- nable, le dandy parisien dans toute la force du terme. Grand et mince de taille, mis avec une Ă©lĂ©gante recherche , il avait une fi- gure noble et distinguĂ©e, mais pĂąle et mala- dive. â Eh bien, M. de Valory, dit le fashiona- ble, en serrant la main de Gustave, vous pa- raissez bien froid aujourd'hui? Qu'avez-vous donc? Est-ce que par hasard vous n'ĂȘtes pas content de Flora? Elle a pourtant chantĂ© d'une façon divine. â Oh! oui, divine! rĂ©pondit Gustave avec M pou i transport. Je ne crois pas qu'il soit possible d'avoir plus d'Ăąme et plus d'expression! Chauler de la sorte, oli ! c'est du gĂ©nie! â A la bonne heure ! je vous reconnais, \v, vous retrouve ! C'est qu'apparemment l'admi- ration vous avait paralysĂ©... cela parfois ar- rive, mon cher monsieur. Gustave ne fil aucune rĂ©ponse et parut mĂȘme embarrassĂ©. â Ah ça, dites donc? M. de Valory, reprit l'Ă©lĂ©gant jeune homme avec t un ion d'ai- mable familiaritĂ©, il faut pourtant que vous Ă©criviez un poĂšme pour Meyerbeer. J'ai parlĂ© de vous l'autre jour au grand maestro, et il serait enchantĂ© que vous lui fissiez un opĂ©ra. â C'est trop de bontĂ©, monsieur le mar- quis, rĂ©pondit Gustave, je vous remercie in- finiment. Mais, en vĂ©ritĂ©, je ne me crois guĂšre capable d'entreprendre une pareille Ćuvre; je ne tais pas une note de musique AUX oeufs d'oh. 45 et j'aurais beaucoup de peine Ă faire un mau- vais opĂ©ra. â Eh! laissez-donc, mon cher monsieur, rien de plus facile. D'ailleurs vous avez fait vos preuves, et si je ne vous savais pas si mo- deste, je serais tentĂ© de croire que vous vou- lez rire. â Non, en vĂ©ritĂ©, je vous parle trĂšs sĂ©rieu- sement. â Ce n'est pas possible. Qu'est-ce qu'un librello pour vous? Quand on a fait la mort de Socrate, c'est-Ă -dire la plus belle tragĂ©die contemporaine, on aurait mauvaise grĂące Ă reculer devant un opĂ©ra. D'ailleurs, vous pouvez m'en croire, il est absolument inutile de savoir une seule note de musique pour com- poser un poĂšme. Mais je dois vous dire une chose, ce n'est pas seulement au cĂ©lĂšbre com- positeur que j'ai promis votre collaboration... J'ai fait une autre promesse Ă laquelle, j'en suis 16 UA POULI bien sur, vous n'aurez pas le courage lie nu faire manquer. â Hue voulez-vous dire? monsieur le mar- quis, demanda Gustave avee surprise. Le marquis le Pons se mit Ă sourire, et garda un instant le silence. â Ainsi, vous ne comprenez pas, monsieur de Valory ? â Non, vraiment. â Tout Ă l'heure je vous dirai cela, re- prit le marquis, en lui faisant signe dese taire. L'enlr'acte venait de finir, le rideau se le- vait. Flora Duvercourt chanta plus admirable- ment encore ce fut un enthousiasme uni- versel, et, quand le rideau se baissa Ă la fin du dernier acte, de bruyantes acclamations demandĂšrent la sublime cantatrice. Jamais le théùtre de L'OpĂ©ra n'avait vu s'accomplir un si beau triomphe. aux oeufs o'on. 47 â M. de Valory , dit le marquis de Pons , en prenant le bras de Gustave , venez avec moi, je vous en prie , il faut que je vous prĂ©sente Ă quelqu'un, dont vous serez en- chantĂ© de faire la connaissance... â Mais il est bien tard... rĂ©pondit Gustave qui, voulant travailler une partie de la nuit, Ă©lait peu disposĂ© Ă suivre le marquis de Pons. Je vous prie de m'excuser... â Bah! bah! pas d'excuses., je ne vous lĂąche point... â C'est encore quelque souper , quelque folie ! pensait Gustave impatientĂ©. â Allons, allons, mon cher poĂšte, continua le marquis , en l'entraĂźnant vers le vestibule, ne soyez donc pas d'une humeur si sauvage» Que diantre ! on ne peut pas toujours vivre seuj, mĂȘme pour faire des chefs-d'Ćuvre; il faut bien un peu se dĂ©gourdir et prendre l'air du monde! Venez, venez!... Ă8 IV POULE â Mais je ne puis, je vous assure... lin tra- vail impprtanl m'obligede retourner chez moi Ă l'instant mĂȘme... Croyez-bien que je suis dĂ©solĂ©, mais il m'est impossible... â Impossible! encore une fois, c'est une plaisanterie ? Vcnez-donc... Comme vous ĂȘtes opiniĂątre! Vous mĂ©riteriez bien que je vous laissasse partir!... Mais non, je vous porte un trop vif intĂ©rĂȘt ; et malgrĂ© vous, que diantre ! Je veux vous servir. Et Gustave suivait machinalement le mar- quis de Pons, qui dĂ©jĂ traversait avec lui de longs corridors tournants. â OĂč me conduisez-vous donc ? OĂč sommes-nous ? demanda Gustave, en prome- nant les yeux autour de lui avec Ă©tonnement. â Comment donc! mais sur le théùtre... INous allons voir une personne qui sera trĂšs charmĂ©e aussi de vous connaĂźtre ; elle a plus AUX OEUFS d'or. 49 d'une fois parle de vous,, et je suis sĂ»r que vous serez le trĂšs bien venu. Gustave, sans trop se rendre compte des in- tentions du marquis, ne put s'empĂȘcher de tressaillir. Ils arrivĂšrent devant une porte en- trouverte, prĂšs de laquelle se tenait un do- mestique en livrĂ©e. â Eh bien? demanda le marquis. Pouvons- nous entrer maintenant ? â Mademoiselle est avec sa mĂšre, rĂ©pondit le domestique. Faut-il annoncer monsieur le marquis ? â Oui, vite... On doit m'attendre en quel- que sorte. Le domestique entra dans la chambre et revint aussitĂŽt. â Si Monsieur le marquis veut se donner la peine de passer dans le salon, dit le domes- tique, en ouvrant la porte toute grande, made- moiselle Duvercourt est prĂȘle Ă le recevoir. r 0 LA TOllLE Al X OBVfl I>OR. â Duvercourt !.... murmura vivement Gustave en frissonnant des pieds Ă la tĂȘte. Et le marquis, le prenant par la main, se di- rigea vers un petit salon brillamment Ă©clairĂ©. â C'est elle ! Gustave, Ă©bloui comme d'une vision lumi- neuse, n'avait pu retenir cette exclamation in- distincte. â Mademoiselle, dit le marquis, d'un ton gracieux et dĂ©gagĂ© , permettez-moi de vous prĂ©senter M. Gustave de Valory. IV. UNE MERE IPACT1UCE. Flora Ă©tait assise prĂšs du fini, sur un divan de velours rouge. Mollement aecoudĂ©e sur un coussin , elle avait une expression de lan- gueur et de fatigue, qui la rendait plus char- mante encore. Il y avait, Ă cotĂ© de Flora, unefcmmed'un 52 LA P0U1 i certain Ăąge, qui pouvait, quelque vingt ans auparavant, avoir Ă©tĂ© belle , mais d'une beau- tĂ© vulgaire, sansilislinetion. C'Ă©tait madame Duvercourt, la mĂšre de Flora. Certes, au premier coup-d'Ćil, on n'aurait jamais pu deviner que l'une de ces deux fem- mes Ă©tait la fille de l'autre. Flora , svelte et gracieuse, avait dans toute sa personne quel- que chose de noble et d'aristocratique , dont tout d'abord on Ă©tait frappĂ©. Quant Ă madame Duvercourt, sa taille carrĂ©e et ses mains Ă©pais- ses tĂ©moignaient de son origine plĂ©bĂ©ienne; ses pieds, dĂ©formant la chaussure, Ă©taient ceux d'une laitiĂšre. Sa figure seule, quoique char- gĂ©e de plis et couperosĂ©e, conservait encore quelques lignes pures et rĂ©guliĂšres , oĂč l'on entrevoyait, Ă force de recherches, une certai- ne ressemblance avec les traits de Flora. Mademoiselle Duvercourt Ă©tait aussi bonne AUX oeufs d'ou. 53 que jolie; malgrĂ© la mauvaise Ă©ducation et les conseils dangereux qu'elle avait reçus de sa mĂšre, son cĆur ne s'Ă©taitpoinlcorrompu. De- puis trois ans de théùtre , la contagion de l'exemple l'avait Ă©pargnĂ©e. Cependant les oc- casions de faillir ne manquaient pas sans dou- te Ă la brillante cantatrice 5 elle voyait chaque jour Ă ses pieds les plus riches , les plus no- bles adorateurs; on lui faisait continuellement de magnifiques offres, capables de sĂ©duire une grande dame peut-ĂȘtre; mais jamais Flora n'avait prĂȘtĂ© l'oreille Ă ces propos mielleux et perfides. Jusqu'alors uneseulc passion avait rĂ©- gnĂ© dans son cĆur Ă l'exclusion de toutes les au- tres le culte de l'art ! Musique, peinture ou poĂ©sie, elle adorait Tari sous chacune de ces trois formes, qui sont la plus sublime expres- sion des sentimentscachĂ©s de notre Ăąme. Aussi Flora s'entourait-elle avec bonheur des gens les plus distinguĂ©s, desartistes lesplus Ă©minents ; t. i, 4 5 V LA l»Ol I I mais, chose Ă©trange, elle avait contre les acteurs on gĂ©nĂ©ra! une prĂ©vention marquĂ©e, peut-ĂȘtre mĂȘmeiojuste;ellene leur ouvrait pas volontiers sa maison , et, bien qu'elle ne cessĂąt jamais d'ĂȘtre avec eux parfaitement bonne et polie , elle avait peine Ă cacher cette espĂšce de rĂ©pulsion qui la faisait passer au théùtre pour une orgueilleuse, et qui lui attirait par- mi ses camarades quelques inimitiĂ©s. Par bon- heureux quilaconnaissaient plus intimement lui rendaient pleine justice; et comme elle Ă©tait douce, indulgente, d'une obligeance extrĂȘme, et sans la moindre jalousie, elle Ă©tait aimĂ©e du plus grand nombre et respectĂ©e de tous. Flora Duvercourt avait dĂ©butĂ© Ă l'OpĂ©ra avec un succĂšs extraordinaire. AprĂšs cinq ou six reprĂ©sentations qui, toutes avaient Ă©tĂ© des triomphes, on lui avait offert des appointe- ments considĂ©rables; mais sa mĂšre, ne trou- vant pas encore le chiffre assez rond, voulut AUX OFUFS d'or. 55 absolument qu'on le doublĂąt. Mademoiselle* Duvercourt n'Ă©tait pas majeure; elle ne pou- vait signer d'engagement sans la volontĂ© de sa mĂšre le directeur de l'OpĂ©ra fut donc obligĂ© de souscrire aux folles exigences de madame Duvercourt. Quel changement alors dans le pauvre mĂ©- nage de cette femme qui, pour elle et sa fille, n'avait rien qu'une inscription de trois cents francs sur le grand-livre. Flora , simple Ă©lĂšve du Conservatoire , avait accompli , presque sans dĂ©pense , toute son Ă©ducation musicale ; et mĂȘme, le soir, quand elle avait cessĂ© d'Ă©tu- dier son chant, elle travaillait Ă l'aiguille plu- sieurs heures, pour subvenir, autant que pos- sible, aux besoins de la maison. NĂ©anmoins, malgrĂ© cette gĂȘne extrĂȘme, Flora trouvait en- core le temps de lire; et sa mise, quoique trĂšs peu fastueuse, n'Ă©tait jamais nĂ©gligĂ©e. Madame Duvercourt, elle, ne brillait pas du tout par ;>> I \ ROUI i l'Ă©lĂ©gance au logis, elle portail d'affreuses robep incitĂ©es d'huile OH. n'avait pas eu la maladresse de l'effaroucher; cl, sans rien dire qui lĂ»t net el prĂ©cis, il s'Ă©- tait habilement rĂ©fugiĂ© dans les circonlocu- tions el. les phrases ambiguĂ«s du reste, en qualitĂ© de futur diplomate, il ne s'Ă©tait pas trop avancĂ©, et, souple, habile, insinuant, il avait laissĂ© croire beaucoup plus de choses qu'il n'en avait dit. UN FILS Di PAIR DE FRANCE. Madame Duvercourt avait donc , suivant l'expression vulgaire, jetĂ© son dĂ©volu sur le marquis de Pons elle espĂ©rait, elle Ă©tait pres- que sĂ»re que tĂŽt ou lard sa ille Ă©pouserait le fils d'un pair de France, et qu'elle, madame 02 LA POULli Duvorcourt, deviendrait une grande dame, reçue un jour au ChĂąteau. â Patience! patience! ma petite Florineltc, disait la vieille maman Ă sa fille, en faisant une grimace significative et narquoise, tout ira bien! et si Dieu lui prĂȘle vie, petit poisson de- viendra grand.... â Que veux-tu dire, maman? demandait Flora d'un air surpris. â Je veux dire que c'est une belle chose que la musique! et qu'il n'y a rien de tel que le grand OpĂ©ra pour vous mettre une jeune personne en relief! Ah! ah! ah! ça chauffe!. . â Mon Dieu ! maman, je ne te comprends pas en vĂ©ritĂ©, disait Flora avec un peu d'im- patience; car les expressions basses et triviales de sa mĂšre lui faisaient continuellement mon- ter le rouge au visage. â Tu comprends, Florelte! tu comprends Florinelte! rĂ©pondait madame Duvercourt, en aux oeufs d'or. 63 souriant d'un air mystĂ©rieux. Allons, allons, je t'en prie, ne fais donc pas la bĂ©gueule ! â Oh! maman, de grĂące, n'employez pas de semblables termes.... â Tiens ! et pourquoi donc ça? faut-il pas prendredes gants jaunes pour direĂ mam'selle est une pie-griĂšche, une petite chipie ! â Maman, maman, c'est intolĂ©rable! disait Flora, les larmes aux yeux. Si par malheur on t'entendait, je serais la fable du théùtre.... â Chut! chut, petite! pas dĂ©raisons! pas de colĂšre surtout! â Non, je n'ai pas de colĂšre. .. je parle sans me fĂącher... Mais vraiment, Ă mon Ăąge, il ne faut pas me traiter ainsi! Je ne suis plus une enfant.... â Si, mam'selle! Vous ĂȘtes mineure, vous ĂȘtes toujours sous l'autoritĂ© maternelle! Et Flora, songeant qu'elle Savait pas encore accompli sa dix-neuviĂšme annĂ©e, baissait la iĂŻ I A POOLS tĂšte sans rĂ©pondre, avec une rĂ©signation dou- loureuse. Madame Duvcrcourt voulait 6 la rorii â Tiens! cette betisc; Ă quoi propos? Ma foi! Ă propos du mariage ; pour les bons mo- tifs! â Maman, c'est impossible ! il ne faut pas y songer... â Ah ! ah ! tu crois ça , toi , ma biche? Au contraire , c'est qu'il y faut songer, et joli- ment ! Ce n'est pas tout , je veux que les af- faires se bĂąclent avant deux mois d'ici ! â Maman... â Il n'y a pas de maman qui tienne! Moi, d'abord, quand il s'agit de la vertu de ma tille, de sa rĂ©putation, et de quarante mille livres de rente , Je suis comme une lionne! je ne me connais plus , non ! Et si Ton me cherchait noise, je ferais un mauvais coup! Ah ! dame ! â Maman , est-ce que tu te figures, lĂ , sĂ©- rieusement, que monsieur le marquis veut m'Ă©pouser? â Par exemple , si je me figure ça ! Je vou- aux oeufs d'or. 67 Irais bien voir qu'il nous fasse la barbe! Et toi, la belle , est-ce que tu te fourres dans la caboche que je reçois chez nous monsieur le marquis pour des prunes? Non, non, ma co- lombe! j'ai de la tĂȘte, va, sans que ça paraisse; j'ai mon idĂ©e. .. et si je ne l'avais pas eue, mon idĂ©e, je te prie de croire que M. le marquis au- rait eu la porte sur le nez, comme tous les autres ! Mais il est temps que ça se dĂ©cide ; il faut en finir! Je vais aujourd'hui mĂȘme, ou demain au plus tard, faire mes ouvertures Ă ce noble jeune homme... J'irai tout droit ; je ne m'v prendrai pas, je le jure, par trente - six chemins... et je lui tiendrai ce discours Monsieur le marquis , voilĂ plus de trois mois que vous venez tous les jours vous chauffer une heure ou deux chez nous , boire notre eau sucrĂ©e, et du thĂ© quand il y en a. Mais ce n'est pas tout, il ne s'agit pas de friandises pour le moment , mais de ma fille, qui en vaut bien f>S LA POULE une autre.;, de friandise! On sait partout , clans te quartier comme au théùtre; oui , jus- qu'aux allumeurs, on sait que vous faites la cour Ă ma chĂšre enfant... . Du reste, c'est per- mis; je tolĂšre quand c'est pour de bons mo- tifs. Mais c'est Ă©gal, nous avons M. le maire, nous avons la municipalitĂ©, cl c'est bien pour quelque chose! Au surplus, n'allez pas vous mettre dans le toupet que ma fille est un mauvais parti ; elle a trente mille francs d'ap- pointements, sans compter les feux, trois mois de congĂ© ; et dans un an d ici, quand rengage- ment va finir, nous le doublerons... ou bien zut ! en roule pour Londres et Saint-PĂ©ters- bourg! On paie par lĂ -bas! et les millions vous pleuvent sur les Ă©paules quand on vous a une frimousse comme celte petite fĂ©e, et une voix analogue ! Mais c'est Ă©gal, nous ne sommes pas des marĂątres ni des intĂ©ressĂ©es; on brĂ»lera la politesse aux grands seigneurs russes et aux AOX OKU F S l>'OR. 69 milords anglais, si vous faites convenablement les choses... et ça ne vous est pas bien difficile, vu que vous idolĂątrez nia fille, et qu'elle vous idolĂątre idem... â Moi, ma mĂšre? Moi!... interrompit vive- ment la jeune cantatrice avec une intonation fiĂšre et digne. Je n'ai jamais dit que j'aimais monsieur de Pons ! â Eh bien Ăź aprĂšs? rĂ©pliqua madame Du- vercourt, d'un air Ă©bahi; ne vas-tu pas mainte- nant prendre la mouche Ă propos de bottes! Quand tu l'idolĂątrerais , ce monsieur, oĂč est donc le grand mal, puisqu'il t'Ă©pouse? â Mais en vĂ©ritĂ©, maman, tu en parles bien Ă ton aise, et les choses vont grand train avec toi... D'abord , tu avances assez lĂ©gĂšrement que monsieur le marquis de Pons m'aime... En es-tu bien sĂ»re? â Tiens, c'te farce ! si j'en suis sĂ»re? C'est absolument comme si tu me demandais Es- t. il. 5 70 la roi lu lu bien sĂ»re d'aimer la soupe Ă l'oignon? Flora fil un geste de dĂ©goĂ»t. â Oui, continua la vieille, j'en suis sĂ»re comme deux et deux font quatre. Il l'aime, il t'adore... mĂȘme qu'il en maigrit 1 Ah ! dame , je ne dis pas qu'il vise au conjungo... mais c'est Ă©gal, il vise quelque part ! Tu ne vois pas ça toi, petite vierge, petite innocente ? Mais il est comme un enragĂ©! Oh! ça me connaĂźt... Je ne tombe pas de la lune; et nous autres inamans, nous avons l'expĂ©rience des hom- mes t Ah! je crois bien, va, qu'il t'aime! C'est au point que si j'avais le malheur de m'absen- ter toute une soirĂ©e, lu m'en dirais de fameu- ses nouvelles!... Mais que je t'y voie, mal- heureuse! s'Ă©cria-t-elle en prenant un air fĂ©roce ; si tu allais faire un coup pareil, me ruiner... Ah! ah! Dieu me pardonne, je t'Ă©- tranglerais de mes propres mains ! â Bon Dieu ! maman, vous ĂȘtes singuliĂšre! AUX OEUFS D'OR. 71 Quelles idĂ©es! Que de paroles inutiles!... â Non, ça n'est pas inutile , c'est de la mo- rale ! Une mĂšre ne saurait jamais trop prĂȘcher la vertu Ă sa fille... Prends-y bien garde ! c'est le plus clair de ton avoir, avec ta voix de con- tralto... Et si tu venais Ă les perdre l'un et l'au- tre, nous n'aurions plus qu'Ă tendre la main... et l'on n'y mettrait pas grand chose, va !... Petite folle, petite imprudente, qui joues sans cesse avec le feu ! ça finira mal !.. â-Ma mĂšre, c'est impatientant! Toujours le mĂŽme langage , les mĂȘmes reproches , et cela sans motif! â Ah ! sans motif? Et tous vos beaux mir- liflores en gants beurre frais, qui n'ont pas le sou?Tous vos journalistes, vos littĂ©rateurs crot- tĂ©s qui viennent sans cesse vous rabĂącher les mĂȘmes bĂȘtises, ça n'est pas des motifs?... Ehl je vous en prie, qu'est-ce qu'il vous faut donc encore, tyiam'sel le? Un amoureux parmi les ac- 7 k i i a ĂźoiLE leurs? En voilĂ du beau ! Non, non, qu'on me remette lous ces paltoquets lĂ Ă leur place !.. ça n'est pas des hommes.;, ça marche Ă pat- tes... Flora haussait les Ă©paules avec une impa- tience croissante. â On a beau se tortiller, mam'selle, ça n'y fait rien !.. Je suis une femme prudente, moi... et vous, une petite linotte ! Fi donc ! fi donc! au lieu de tourner le dos Ă tous ces va- nu-pieds ! au lieu de faire une gentille mine et des risettes aux grands seigneurs de l'avant- scĂšne! ça pourrait mener Ă quelque chose au moins... Et dans le nombre il y aurait du choix Mais non, rien d'aimable, rien d'Ă -* gaçant mais de pudique... toujours une mine froide , des yeux baissĂ©s , un air distrait ! Oh ! c'est bĂȘle! mon Dieu, que c'est bĂȘte! Aussi les hommes ne s'amourachent qu'aux trois quarts... C'est des amours comme des feux de AUX OEUFS !> OU. /âą> paille... On parle bien rie vingt-cinq mille francs, mais de mariage, point! Vingt-cinq mille francs!... C te charge! plus souvent, les autres!.. Flora Ă©tait au supplice; elle pĂąlissait et rou- gissait lonr Ă tour, sans oser dire une parole, dans la crainte de ne pouvoir contenir sa colĂšre. â Aussi, tu vois comme je les reçois, pour- suivit madame Duvercourt, absolumentcomme des chiens dans un jeu de quilles!.. Ah! ah! j'ai pris le bon parti ; je leur ai tenu la dragĂ©e haute... ça Ă©tĂ© peut-ĂȘtre un peu plus long... mais c'est plus sĂ»r, c'est de l'argent mieux placĂ©! Vois-tu, c'est comme les marchands, quand ils peuvent attendre et garder les mar- chandises en magasin... â Oh! c'est trop fort! dit impĂ©tueusement Flora , en voulant sortir de la chambre. Mon 74 LA l'ouĂŻ B Dieu! mon Dieu! quelle humiliation I si vous n'Ă©tiez pas ma mĂšre... â Eh bien ! quoi ? aprĂšs? Avec des si , on mettrait Paris dans une bouteille... Voyons, reste, petite soupe au lait, et ne nous sauvons pas... Je ne te parlerai plus de tout ce monde, puisque ça te fĂąche... Parlons seulement du marquis Ah! pour celui-lĂ , c'est ton bijou, c'est ton idole... â Je ne le puis souffrir, maman ! dit Flora d'un ton plein d'amertume et de vivacitĂ©. Cet homme m'est odieux! â Voyez-vous, voyez -vous ça! rĂ©pondit madame Duvercourt en fermant un Ćil et en haussant une Ă©paule d'un air incrĂ©dule et mo- queur. Si l'on croyait pourtant les petites filles , comme les affaires iraient bien ! Mais heureusement qu'on ne fait pas attention Ă ce qu'elles disent, et qu'on s'obstine Ă faire leur bonheur malgrĂ© elles... AUX OEUFS 1'0R. 75 â C'est trop de bontĂ©, maman ! je t'en dis- pense... â Comment! petite ingrate, rĂ©pondre ainsi Ă Fauteur de tes jours... â Pardon, si je te fĂąche, maman... ce n'est pas mon intention, je te jure ! Mais encore une fois, je te dis , je te rĂ©pĂšte que le marquis de Pons me dĂ©plait horriblement , que je ne puis le Yoir ! â Caprice , caprice... idĂ©e de jeune fille... â Non , ce n'est pas une idĂ©e , c^est une antipathie profonde, invincible! â LaĂŻsse-moi donc, ma chĂšre, avec tes an- tipathies! tu ne dis pas un mot de ce que tu penses... C'est pour mieux jouer ton jeu... Tu es une matoise, une fine commĂšre ! Il y a trois ou quatre jours encore, tu parlais du marquis dans un tout autre style... A t'entendre, c'Ă©- tait un miracle, un phĂ©nix... mĂȘme que j'en avais la chair de poule ! Ah ! ça, tu en conviens, 76 POULI c'est une plaisanterie! lu raffoles de ce noble jeune homme I Lorsqu'il te fera monter dans son Ă©quipage pour te mener ehez le notaire , je parie bien que tu changeras d'antienne... â Non, jamais 1 s'Ă©cria Flora d'un ton ferme et indignĂ©. Cet homme aujourd'hui me fait horreur! Je vous en conjure , ma mĂšre, ne le recevez plus! â Ne plus le recevoir... lui, un fils de pair de France... le marquis de Pons... qui , j'en suis sĂ»re, est trĂšs dĂ©licat avec les femmes!... Mais tu es folle, tu es malade ! â Je suis ce que tu voudras, ma mĂšre!... Enfin, je t'ai dit ma rĂ©solution je ne veux plus voir cet homme, ou bien s'il ose encore se prĂ©- senter devant moi , je lui ferai sentir tout ce qu'il y a pour lui de mĂ©pris et de haine au fond de mon cĆur ! â Que je t'y voie ! aux oeufs b'on. 77 Et madame Duvercourt avait un geste me- naçant. Flora se tut , et laissa madame Duvercourt expectorer toute sa colĂšre et jeter de grands Ă©clats de voix. Enfin, profitant d'un moment oĂč sa mĂšre lui tournait le dos et continuait Ă fulminer, elle sortit tout doucement, et s'en- ferma dans sa chambre Ă coucher. Cette conversation entre la mĂšre et la fille avait eu lieu la veille mĂȘme du jour oĂč Flora, triomphante , couverte de fleurs et de cou- ronnes, vit le marquis de Pons entrer dans sa loge, accompagnĂ© de Gustave Valory. VI. DERRIERE LA SCENE. Ce fut le marquis de Pons qui entra le pre- mier. En le voyant, Flora tressaillit et devint pĂąle comme la mort. Le marquis remarqua l'effet bizarre et violent qu'il produisait; mais il devait s'y attendre t et peut-ĂȘtre mĂȘme ne 80 l A POI LE fut-il pas, au tond du cĆur, Irop fĂąchĂ© d'agir si vivement sur la belle Flora. D'ailleurs, il avait tout prĂ©vu, comme un homme habituĂ© Ă ces sortes de pĂ©ripĂ©ties ; et ses prĂ©cautions Ă©taient si bien prises qu'il n'avait pas Ă craindre que Flora, dans un transport d'indignation , ne laissĂąt Ă©chapper tout ce qu'elle avait dans l'Ăąme. â Mademoiselle, dit-il, en saluant d'un air gracieux et dĂ©gagĂ©, ma visite n'a rien qui vous Ă©tonne, sans doute... Je n'aurais pas voulu quitter l'OpĂ©ra sans vous exprimer toute mon admiration, toute ma reconnaissance pour le merveilleux talent que vous avez dĂ©ployĂ© ce soir. Flora ne fit aucune rĂ©ponse et salua froide- ment le marquis. Gustave, immobile et debout, ne savait trop quelle contenance faire. Timide et embarrassĂ©, comme presque tous les jeunes gens qui n'ont Al A OEUFS 1>'0R. 81 pas encore l'habitude de Paris, il avait peur d'ĂȘtre gauche et ridicule ; ilsesenlaitrougir et trembler ; son cĆur battait avec une force ex- trĂȘme. â Ah ! comme ça, vous ĂȘtes joliment con- tent, dit madame Duvercourt, en se frottant les mains. Il paraĂźt que nous avons dĂ©cidĂ©- ment bien chantĂ© 'âą Seulement ces gueux de l'orchestre font un tintamarre de tous les dia- bles, et mon pauvre petit ange est obligĂ© de s J egosiiler. Dites donc, monsieur le marquis, vous qui ĂȘtes tout puissant dans la boutique, donnez-leur un joli galop ! â Soyez tranquille, madame Duvercourt, rĂ©pondit le marquis en souriant. Je me suis dĂ©jĂ plaint au directeur et au chef d'or- chestre; je ne doute pas qu'Ă l'avenir on ne fasse quelque attention Ă mes remarques. En effet, c'est un meurtre, c'est une profanation d'Ă©touffer avec tout ce bruit de cuivre et de 82 LA POULE tambours la voix la plus enchantcresso du monde! â AU ! dam, c'est que je me fĂącherais tout rouge Ă la fin! reprit madame Duvercourt, en absorbant une large prise de tabac. Je crĂš- verais leurs tambours, et ça ne ferait pas un pli encore! Pardienne! j'aurai la jambe bien faite quand ils auront donnĂ© une voix de rogomme Ă ma pauvre fille. Les scĂ©lĂ©rats ! ils ne savent donc pas que c'est nous ruiner! . . . Oui, cinquante mille francs par an, et bientĂŽt le double 1 â Je l'espĂšre bien, dit le marquis, car, en vĂ©ritĂ©, mademoiselle n'a pas ce qu'elle mĂ©rite. Ainsi, vous n'avez qu'Ă me laisser faire ; je me charge de tout, moi. Je veux que l'enga- gement soit modifiĂ© d'un bout Ă l'autre ; avant six mois d'ici, mademoiselle Duvercourt aura quatre-vingt mille francs d'appointements ! Flora demeurait muette et glaciale ; elle ne AUX oeufs d'or? 83 tournait pas les yeux du cĂŽtĂ© de M. Pons ; elle avait l'air d'ignorer la prĂ©sence du mar- quis et celle de Gustave. Quant Ă madame Duvercourt, elle donnait un libre essor Ă toute sa joie. â Quatre-vingt mille francs ! disait-elle, en aspirant force prises de tabac. A la bonne heure, c'est du propre ! Nous aurons de quoi faire bouillir la marmite. â Soyez tranquille, madame Duvercourt, continua le marquis, dans cinq ou six mois, vous pourrez voir que je tiens mes promesses. Mais une chose serait fort importante, elle activerait singuliĂšrement les affaires... Aussi, j'y pense, et trĂšs sĂ©rieusement, je vous jure! Il faut Ă mademoiselle Flora un rĂŽle nouveau, un rĂŽle immense, comme il n'y en a pas au théùtre... Un rĂŽle enfin qui, du premier coup, la mette au pinacle, et qui fasse admirable- ment valoir toute la souplesse, toute l'Ă©ner-» 84 LA roi 1 1. gie, tome la puissance de son talent! La voix de mademoiselle est quelque chose de prodi- gieux! c'est tout Ă la fois un soprano et un contralto; c'est tout le clavier de la voix hu- maine, depuis la note la plus dĂ©liĂ©e, la plus ai- guĂ«, jusqu'au son le plus grave et le plus mĂąle! Mcyerbeer, que j'ai vu ce matin encore, dit bien qu'une pareille voix est incomparable, que c'est une merveille ! et il Ă©crit maintenant un opĂ©ra dont il a choisi lui-mĂȘme le sujet le poĂšme n'est pas fait encore. Meyerbeer le destine Ă un Ă©crivain sĂ©rieux, Ă un homme qui soit poĂšte au mĂȘme degrĂ© que lui-mĂȘme est musicien. Dans cet ouvrage, qui sera mo- numental, se dessine un rĂŽle qui n'a pas un Ă©quivalent au théùtre. Ce rĂŽle est destinĂ© d'a- vance Ă mademoiselle Flora. Le marquis se tut un moment, dans l'es- poir que Flora, joyeuse, Ă©merveillĂ©e, ne pour- rait s^empĂȘcher au moins de lui adresser quel- AUX oeufs d'or. 85 ques remerciements; mais celle-ci garda la mĂȘme contenance impassible elle ne semblait mĂȘme point avoir entendu ce que venaitde dire le marquis. M. de Pons, cruellement mortifiĂ©., se pinça les lĂšvres, mais il n'eut garde de laisser pa- raĂźtre sa mauvaise humeur, et, prenant un air des plus aimables, il ajouta en se rappro- chant de la cantatrice â Mademoiselle me boude un peu... et je sais parfaitement pourquoi... Oui, je l'avoue, je suis coupable.., trĂšs coupable. Flora, stupĂ©fiĂ©e d'une pareille audace, leva fiĂšrement la tĂȘte et regarda le marquis avec un air de mĂ©pris glaçant. â Je sais pourquoi, vous disâ je, made- moiselle. . .Mais franchement vous ĂȘtes par trop sĂ©vĂšre! Je veux bien en faire juge madame votre mĂšre et monsieur Gustave de Valory , que j'ai l'honneur de vous prĂ©senter... T. I. " 6 86 LA POULE AUX OEUFS D'oĂŻl. A ce nom, mademoiselle Duvercourt parut frappĂ©e de surprise. En jetant un coup-d'Ćil furtif et rapide, elle avait bien dĂ©jĂ remarquĂ© Gustave; mais le pre- nant pour quelque oisif et riche fat, pour quel- queami de M. de Pons,elle ne l'avait pas mĂŽme honorĂ© d'un regard. Ce nom de Gustave Valory produisit un ef- fet magique sur Flora. Vil. MUSIQUE ET POESIE. Depuis longtemps, sans connaĂźtre Gustave, sans Tavoir vu, elle prenait Ă son avenir poĂ©- tique, Ă ses ouvrages, un Ă©trange intĂ©rĂȘt. C'est que dans les dĂ©buts de Gustave et de Flora il y avait une frappante analogie; l'un 88 I A l»Of I I et l'autre avaient surgi lout-Ă -coup, sans tĂą- tonnements, sans charlatanisme ; l'un et l'au- tre, ils s'Ă©taient, du premier pas, Ă©lancĂ©s jus- qu'aux derniĂšres limites du succĂšs; l'un et l'autre, ils avaient soulevĂ© autour d'eux un tourbillon d'envieux et d'admirateurs. Flora venait de se lever ; elle saluait gra- cieusement Gustave, qui, plein de trouble et d'embarras, se confondait lui-mĂȘme en salu- tations. â Oui,mademoiselle,dit le marquis avec un sourire triomphante savais depuis long-ten; ; s toute votre sympathie pour le talent de notre jeune poĂšte; et, comme vous n'avez pas d'ad- mirateur plus passionnĂ© et plus enthousiaste que monsieur Gustave Valory, j'ai cru ne pas vous dĂ©plaire en me chargeant d'ĂȘtre son introducteur auprĂšs de vous. Flora, toujours un peu embarrassĂ©e, fit un nouveau salut, et Gustave, pour se donner aux oeufs d'or. 89 une contenance, tourna son chapeau clans sa main. â Ăh! oui-dĂ ! dit madame Duvercourt, en faisant un petit signe de tĂšte protecteur Ă Gus- tave. Voici donc le fameux gĂ©nie en personne, monsieur Gustave Valory, qui a une si belle Ă©criture... mĂȘme qu'il a fait la mort de So- crate. Jolie piĂšce, ma foi! n'y a que la lin qui me chiffonne. Dites-moi donc un peu qu'est-ce qu'il avale, ce vieux avec une barbe? il paraĂźt que ça fait mourir, cette tisane ? Gustave, Ă©merveillĂ© de tant d'abrutissement, ne savait que rĂ©pondre; il craignait d'avoir mal compris M. de Pons, et ne pouvait croire que cette espĂšce de cuisiniĂšre fĂ»t Madame Du- vercourt, la mĂšre de Flora. Celle-ci, confuse et impatientĂ©e, se mordit les lĂšvres; elle souffrait le martyre. Pour le marquis, il souriait malicieusement, cl jouis- 90 LA POU .1 sait peul-ĂŽlre, au fond du cĆur, delĂ honte de Flora. â Eh bien! c'est Ă©gal, c'est une piĂšce trĂšs- genlille , continua Madame Duvercourt. Faut croire qu^l avait soif, le brave cher homme, ou qu'il avait ses raisons pour prendre mĂ©de- cine... Dites-moi donc, Monsieur Gustave, est-ce que par hasard vous l'auriez connu ce particulier, M. Socrate? A ce dernier trait de bĂȘtise incroyable, Gus- tave pensa faire un songe; mais, ne pouvant croire mĂŽme Ă la possibilitĂ© d'un songe aussi saugrenu, il se demanda si Madame Duvercourt ne se moquait pas de lui. Enfin, Flora, voulant mettre un terme au ba- vardage effrĂ©nĂ© de sa mĂšre, fit tous ses efforts pour rĂ©parer, autant que possible, l'imperti- nence et l'incongruitĂ© des questions de Mada- me Duvercourt. Elle fit Ă Gustave les Ă©loges les plus dĂ©licats; et, sans la moindre prĂ©tention, AUX OEUFS D'OR. 91 sans la plus lĂ©gĂšre teinte de pĂ©dantisme, elle causa littĂ©rature et poĂ©sie comme une per- sonne instruiteet merveilleusement organisĂ©e. AprĂšs avoir Ă©changĂ© quelques phrases avec Flora, Gustave n'eut pas de peine Ă compren- dre tout l'intervalle immense qui existait entre la mĂšre et la fille c'Ă©tait la poĂ©sie et le pro- saĂŻsme cĂŽte Ă cĂŽte; la distinction et la vulga- ritĂ© toujours en prĂ©sence. Gustave voulut Ă son tour complimenter Flora et lui dire tout ce qu'il avait de sympa- thie , d'admiration, pour son incomparable ta- lent; mais les mots ne lui arrivaient pas, et il ne pouvait que balbutier des phrases incohĂ©- rentes et confuses. Le marquis venait de s'asseoir sur un fau- teuil Ă quelque distance de Flora ; et, le corps renversĂ© en arriĂšre, les jambes croisĂ©es l'une sur l'autre, il jouait nĂ©gligemment avec une petite canne Ă pommeau d'or incrustĂ© de rubis 92 LA imk ; E Mais bien qu'il no parĂ»t prendre qu'un intĂ©rĂȘt mĂ©diocre Ă la conversation , il n'en perdait pas une syllabe; cl ses regards, vifs et scruta- teurs, allaient sans cesse de Gustave Ă Flora; puis, se penchant avec insouciance vers Ma- dame Duvercourt, il lui disait Ă voix bassequel- ques mots Ă l'oreille. â Oui, monsieur, je suis enchantĂ©ede vous connaĂźtre, disait Flora d'une voix douce et vi- brante Ă Valory. Je ne vous le cache pas, il y a bien longtemps que j'avais ce dĂ©sir, et je dois savoir grĂ© Ă M. le marquis de Pons. . . Le marquis fit une lĂ©gĂšre inclination de tĂȘte, en signe de remerciement. â Mademoiselle, rĂ©pondit Gustave avec en- thousiasme , c'est moi qui dois remercier de toute mon Ăąme M. le marquis de Pons! il a devinĂ© pour ainsi dire le fond de ma pensĂ©e... Oh! ma reconnaissance lui est pour jamais ac- quise! aux oeufs d'or. 93 â Et je l'accepte, mon cher Monsieur de Valory, dit le marquis, en lui tendant la main. Ce n'est pas au moins que je sois fort intĂ©ressĂ©, et je ne prĂ©tends rien pour moi-mĂȘme... Mais n'allez pas croire qu'en Ă©change du plaisir que je vous cause , je me borne Ă recevoir vos re- merciements. .. Non, pardieu ! c'est beaucoup, mais ce n'est pas assez il me faut encore au- tre chose, et vous savez bien quoi... Flora, de plus en plus Ă©tonnĂ©e de l'aisance et des maniĂšres dĂ©gagĂ©es du marquis, le re- gardait avec un mĂ©lange de surprise et de co- lĂšre. â N'est-il pas vrai, Mademoiselle? reprit en souriant le marquis de Pons, vous exigez, nous exigeons tous les deux que M. de Va- lory se mette immĂ©diatement Ă l'ouvrage, et traite le grand sujet dont nous sommes conve- nus. â Mais, pour ma part, je n'ai rien Ă exiger 94 LA POILE de Monsieur Valory dit Flora, non sans quelque hĂ©sitation. Certes, je tiendrais Ă hon- neur dĂ©chanter les beaux vers du plus jeune et du premier de nos poĂštes... Mais je ne crois pasavoirencore le droit, et surtout le prĂ©- texte d'imposer Ă monsieur un pareil tra- vail â Oh! mademoiselle, s'Ă©cria Valory avec feu, je vous en conjure, donnez-moi des or- dres! pour vous, je suis prĂȘt Ă tout faire!.. Oui, dussĂ©-je laisser lĂ mes ouvrages commencĂ©s, mon poĂšme Ă©pique, ma tragĂ©die, n'importe ! je quitterai tout avec bonheur, si j'ai l'espoir d'entendre un jour mes vers sortir de votre bouche!.. Flora baissa la tĂȘte, et rougit. Le marquis de Pons remarqua ce mouvement et cette rougeur; puis, se frottant les mains, il sourit avec une expression indĂ©finissable. â Ainsi, dit-il, c'est chose convenue? De- aux oeufs d'or. 95 main, je vais avec M. deValory chez Meyer- beer, et tout s'arrangera. Dans six mois au plus tard , nous aurons un nouveau chef-d'Ću- vre. â Et comment que vous le nommez , votre chef-d'Ćuvre? demanda Madame Duver- court. â Le Juif-Errant, madame , rĂ©pondit le marquis. â Tiens! mais c'est une chanson des rues, ça, dit Mme Duvercourt, en hochant la tĂȘte. Ăa ne convient pas Ă mon enfant. â Soyez tranquille, madame, continua le marquis, c'est un sujet magnifique!.. Des ef- fets merveilleux... Robert le Diable n'est rien auprĂšs! â Eh bien! soit, dit Madame Duvercourt, en prenant une grosse prise de tabac. Pour ce qui est de moi , je donne ma permission, j'ap- prouve... quoique je n'aime pas les juifs, pas 96 i,a poi i i plus lo juif-errant que les autres... C'est nue antipathie, voyez-vous, une vĂ©ritable horreur, comme pour les cliats!.. Flora, pour empĂȘcher Gustave d'entendre les burlesques observations deMadame Duver- courl, ne laissait pas languir la conversation; elle parlait de musique et de poĂ©sie. Cependant il y avait dĂ©jĂ plus d'une demi- heure que durait la visite du marquis et de Gustave; il Ă©tait dĂ©jĂ fort tard ; on Ă©teignait les lampes du corridor. â Eh! eh! mes chers enfants , dit Madame Duvercourt, en se levant tout effarĂ©e , nous passons la nuit Ă faire la causette... qu'est-ce qu'on va dire? Justement nous sommes quatre, deux messieurs et deux dames!.. Filons, fi- lons, mes enfants... il y a de mauvaises lan- gues dans cette boutique. â Oh ! soyez tranquille, Madame Duver- court , rĂ©pondit le marquis, avec un sang- AUX oeufs d'or. 97 froid superbe on connaĂźt vos vertus et voire incorruptibilitĂ©! Sans cela, dam... Eh! eh! je ne dis pas... vous avez encore un Ćil si vif... â J'en ai deux, s'il vous plait, interrompit madame Duvercourt , en se redressant avec fiertĂ©. Et dans mon temps, ces deux lĂ , je vous prie de le croire, en valaient bien quatre ! Sans compter, comme dit c'I autre, qu'on avait les denĂźs nn^ogues, une petite frimousse un peu gentille, qui ne se mouchait pas du pied!... Mais partons, partons... Flora s'Ă©tait levĂ©e; elle mil sa pelisse et fit quelques pas vers la porte. â Mademoiselle , dit galamment le mar- quis, en offrant son bras Ă la cantatrice, per- mettez!... Mais Flora fit un pas en arriĂšre; et, prenant le bras de Gustave , elle dit au marquis de Pons 98 LA POULE AUX OEUFS D'OR. â Veuillez m'excuser, monsieur le marquis; monsieur vous avait prĂ©venu... Le gentleman se mordit les lĂšvres, et ses yeux Ă©tincelĂšrent. â Allons, allons, consolez-vous, mon cher monsieur le marquis de Pons , dit madame Duvercourt d'une façon coquette et provo- cante , vous aurez une compensation... Don- nez-moi le bras. Le marquis, furieux et confus, demeura un instant comme pĂ©trifiĂ© ; il fut au moment d'Ă©- clater ; mais , jugeant Ă propos de se contenir pour ne pas s'aliĂ©ner madame Duvercourt, il se rĂ©signa courageusement Ă traĂźner cet hor- rible boulet. Le domestique du marquis se tenait en de- hors de la loge; il descendit Ă la hĂąte pour faire avancer la voiture. VIII, LE BOULET. Flora et Gustave marchaient les premiers ; madame Duvercourt, pesant de toute sa lour- deur sur le bras du marquis, se pavanait or- gueilleusement, en traĂźnant ses pieds Ă©normes qui, Ă chaque pas, faisaient claquer ses soc- 100 A 1*01 I I quesavec le bruil sec d'une noix qu'on brise. Joyeuse et fiĂšre de s'appuyer sur le bras d'un gentilhomme, du fils d'un pair de France, elle aurait donnĂ© tout au monde pour ĂȘtre vue en si belle posture par toutes les commĂšres de son voisinage. Le marquis baissait la tĂȘte avec un dĂ©pit mal dĂ©guisĂ©; il se trouvait d'un ri- dicule accompli. â Ah ça! dit madame Duvercourt, d'une voix claire et perçante, j'espĂšre bien que nous avons lĂ notre Ă©quipage, notre landau, notre livrĂ©e?... â Oui, oui, soyez tranquille, rĂ©pondit Ă voix basse le marquis. â A la bonne heure, ajouta la vieille d'une voix plus Ă©clatante ; j'aime qu'un Ă©quipage soit toujours Ă mes ordres, avec un marchepied en velours, des coussins moelleux dans l'intĂ©- rieur, un tapis de haute laine sous mes pieds!... Ah! ah ! c'est du chenu, notre Ă©quipage, mon- Al\ OKIFS d'oR. 101 sieur le marquis! et de iiĂšres bĂȘles qui vous traĂźnent ça! VoilĂ ce qui s'appelle soignĂ©!... Avant peu, n'est-ce pas, j'en ferai des pro- menades, qui ne seront plus Ă quaranle sous l'heure!... Je vais me faire un peu joliment brouetter!... J'ai mĂȘle lusque, moi, je l'adore!... Un brillant Ă©quipage attendait Ă la porte; deux chevaux vifs et fringants piaffaient avec impatience. Un domestique en riche livrĂ©e te- nait la portiĂšre ouverte, son chapeau Ă la main. Madame Duvercourt, sans attendre qu'on la priĂąt de monter, s'envola^ pour ainsi dire, malgrĂ© son embonpoint, el retomba lourdement dans la voiture, qui vacilla, rudement secouĂ©e. Le marquis tourna la tĂȘte pour chercher Flora; il la vil Ă quelque distance, donnant toujours le bras Ă Valory et semblant vouloir s'Ă©loigner. â Eh! bon Dieu, mademoiselle, dit le mar- quis de Pons, Ă quoi songez-vous? il fait un T. II. 7 102 la POULE horrible temps; vous allez vous enrhumer d'attendre ainsi dehors... Voici ma voiture... â Je vous remercie infiniment, monsieur le marquis, rĂ©pondit Flora, avec une politesse glaciale je me sens mal Ă la lĂšte, et je prĂ©fĂšre m'en aller Ă pied... â Quoi! est-il possible, par ce froid, par celte neige?... â C'est l'observation que je me permettais de faire Ă mademoiselle, ajouta Gustave. â Je vous suis mille fois obligĂ©e, monsieur Valory, dit Flora, sans tourner les veux vers le marquis de Pons; mais je ne crains pas le grand air... J'aime beaucoup Ă marcher, le soir surtout... et si vous avez la complaisance de vouloir bien nous accompagner, ma mĂšre et moi, jusque la maison, vous nous ferez un grand plaisir... â Votre mĂšre, mademoiselle,, observa le marquis, d'un ton piquĂ©, je ne crois pas du' AUX OEUFS DOR. 10 » tout qu'elle soit en humeur de retourner chez elle Ă pied... les rues sont fort glissantes. Il y aurait vraiment de l'imprudence, permel- lez-moi de vous le dire, presque de la folie, Ă vous en aller Ă pied parce temps, Ă pareille heure!... â N'importe, monsieur le marquis, rĂ©pon- dit sĂšchement Flora; je veux ĂȘtre folle tout Ă mon aise... C'est une idĂ©e comme une autre... D'ailleurs je vous rĂ©pĂšte que j'ai une migraine affreuse! le grand air la dissipera. . En parlant ainsi , Flora tournait la tĂȘte Ă droite et Ă gauche ; elle cherchait sa mĂšre, et, la croyant encore sous le vestibule, elle ne pouvait s'expliquer un semblable retard. â Vous cherchez madame Duvercourt ? dit le marquis avec un sourire de joie sardonique. Elle vous attend. â Ma mĂšre? oĂč donc peut-elle ĂȘtre? â Mais Ă deux pas de nous, mademoiselle... 104 POOLS Tenez, vous pouvez l'entendre En effet, une voix aigre et discordante ap- pelait Flora c'Ă©tait madame Duvercourl, qui, devinant Ă ce relard quelque refus ou quelque indĂ©cision de sa fille, commençait Ă s'impa- tienter fort. â Eh bien! eh bien! les autres! criait-elle en passant la tĂȘte par la portiĂšre, arrive-l-on ? Je gĂšle !... â Vous entendez, mademoiselle, dit le mar- quis. Je vous en conjure , permettez-moi de vous reconduire, ou du moins laissez-moi dire Ă mon domestique de vous faire avancer un fiacre... â Monsieur, encore une fois, je vous re- mercie, je n'ai besoin de rien... Je veux mar- cher. Je vais dire Ă ma mĂšre que je souffre... elle sait que la voiture me fait mal; elle con- sentira sans peine Ă ce que je lui demande .. â Voyons donc, lĂ -bas ! reprit madame Du- AUX OEUFS DOB. 105 vercourt, en agitant la portiĂšre, aura-t-on bientĂŽt fini de me faire droguer? â Pardon, maman, pardon, dit Flora en s'avançant prĂšs de la voiture; je ne suis pas trĂšs Ă mon aise... je voudrais faire un peu d'exercice. Je t'en prie, retournons Ă pied... â A pied, ma chĂšre! es-tu folle? est-ce que tu as bu? dit madame Duvercourt, saisie d'Ă©- tonnement. Allons, monte, et vile!... Monsieur le marquis va se fĂącher Ă la fin. Mais Flora ne'fit pas un mouvement. â Ah ça 1 est-ce que tu es sourde, que tu restes lĂ comme un terne? poursuivit madame Duvercourt, d'une voix plus aigre; lu vas t'en- rhumer et perdre ton sol... Vite donc, vite !... â Maman, je t'en supplie, fais ce que je dĂ©- sire... Il faut que je marche, que je prenne l'air... sans quoi je ne fermerais pas Tceil de toute la nuit, et demain je ne pourrais pas chanter au concert... 106 l' â Que je l'y voie ! Ne pas chanter ! dit avee autant d*eflroj que de colĂšre Madame Duver- eourt elle avait dĂ©jĂ reçu un billet de cinq cents francs pour le concert qui devait avoir lieu le lendemain dans les salons d'Erard. Le marquis ne disail pas une parole, mais, bien persuadĂ© que la mĂšre triompherait de la fille, il attendait avec persĂ©vĂ©rance qu'il plot Ă Flora de monter en voiture. â Ecoule, maman, dit Flora, d'un ton fer- me et rĂ©solu ; je te jure que si tu me refuses unechose aussi juste, aussi simple, je ne chan- terai pas demain. Madame Duvercourt, sĂ©rieusement effrayĂ©e, ne crut pas devoir opposer une plus longue rĂ©- sistance au caprice de Flora le billet de cinq cents francs lui tenait trop au cĆur. Elle se rĂ©- signa donc Ă descendre de voilure en gromme- lant; mais furieuse et dĂ©sappointĂ©e, elle se promit bien de prendre sa revanche et de AUX OEUFS DOR. 107 faire payer cher *i Flora ce triomphe d'un mo- ment. â Hum! hum ! lit-elle en Ă©lernuant avec colĂšre. Ayez donc des filles, ruinez-vous donc pour elles... Oui, ruinez-vous donc pour les Ă©duquer et leur faire apprendre la musique! elles vous rĂ©compensent drĂŽlement... Patau- ger dans la neige, dans la boue, comme une marchande de pommes! En v'IĂ de l'Ă©lĂ©gan- ce!.. On a beau avoir des socques, ça ne suffit pas... Faudrait des bottes Ă l'Ă©cuyĂšre ! â Allons, un peu de courage, ma chĂšre Madame Duvercourt, dit le marquis avec une affectation de bonne humeur. Il ne voulait pas avoir l'air trop contrariĂ© ; et, faisant de nĂ©- cessitĂ© vertu, il se promettait, Ă part lui, d'avoir aussi sa revanche. â Il ne s'agit pas d'avoir du courage, dit en grognant Madame Duvercourt; il faudrait avoir des sabots. Voyez donc c'te mare... i OS POULE â Bah! Madame Duterdourt, les trottoirs lOntsecS; je nie charge, moi, de vous faire arriver au logis sans une tĂąche de boue a votre robe. â Je crois bien, rĂ©pondit Madame Duver- eourl, en se retroussant jusqu'au milieu des mollets. On s'arrange pour la robe... Mais les bas! Des bas tout blancs d'hier... Pendant cette Ă©trange conversation et ces dĂ©bats de Camille, Valory se tenait Ă quelque dislance, comme par discrĂ©tion il attendait avec une fĂ©brile impatience qu'on se remĂźt en marche; son cĆur battait violemment, des frissons parcouraient son corps. Cette brusque et singuliĂšre rĂ©solution de Flora ne pouvait manquer de le surprendre; et des idĂ©es pleines de joie et de trouble, lui traversaient l'es- prit. â Oh ! pensait-il avec dĂ©lire, si c'Ă©tait... Mais non, je suis fou ! AUX OEUFS D'OR. 100 Enfin la cantatrice voulut prendre le bras de sa mĂšre mais celle-ci, la repoussant avec un peu de rudesse, lui dit â Donnez le bras Ă monsieur le poĂšte , mam'selle , puisqu'il est assez bon pour se charger de vous. Moi, je marche derriĂšre. â Et je serai votre cavalier, Madame Duver- court , ajouta le marquis d'un air cĂąlin, en prĂ©sentant son bras Ă la vieille. â Ce n'est pas de refus, jeune homme trop galant, rĂ©pondit-elle en le regardant d'un air attendri. En voilĂ un gentilhomme, un vrai chevalier français ! Au lieu de s'en aller dans sa bonne voiture, il trotte Ă pattes au milieu de la bouepour accompagner le sesque! Bravo! bravissimo! vous avez trouvĂ© le chemin de mon cĆur!... â Et c'est un chemin beaucoup plus agrĂ©a- ble que celui-ci, j'en conviens, rĂ©pliqua le 110 LA POULE marquis avec un sourire des plusaimablcs,toul en grinçant des dents. â Oh ! qu'on a bien raison de dire qu'il n'y a que les grands seigneurs pour ĂȘtre honnĂȘtes, s'Ă©cria Madame Duvercourt enthousiasmĂ©e. En avant, marchons! En route, les autres ! Flora n'avait pas attendu l'ordre maternel pour se mettre en marche. Gustave lui donnait le bras , et frissonnait sans trouver une parole Ă dire. Madame Duvercourt, elle, ne tarissait pas dans son Ă©loquence, et prodiguait au marquis un luxe de remerciements et d'Ă©loges qu'elle avait l'art d'exprimer le plus grolesquement du monde. Mais au milieu de tout ce verbiage, elle suivait fort diplomatiquement son idĂ©e, et prĂ©parait les choses avec une certaine adres- Tout-Ă -coup le marquis pousse un Ă©clat de rire mal Ă©touffĂ© mais, pour dissimuler autant AUX OBUFS D'OR. 111 que possible cet accĂšs d'hilaritĂ© impertinente, il toussa bruyamment. â Voulez-vous un peu de sucre d'orge? dit Madame Duvercourt, en s'arrĂȘtant pour fouil- ler dans sa poche. C'est fameux pour le rhume'. â Merci , merci , Madame Duvercourt, ce n'est rien. On se trouvait alors Ă quelques pas de la maison ; Flora venait de frapper Ă la porte co- chĂšre. â Ainsi donc, Monsieur le marquis, n'ou- bliez pas de venir demain, dit Madame Duver- court. Nous causerons en famille Nous arrangerons tout... Moi, d'abord, je vous aime dĂ©jĂ comme une vraie maman. Ăa ne fera que croĂźtre et embellir! Bonsoir, bonsoir... Tenez- vous les pieds chauds... et la gorge aussi. Vous avez lĂ du rhume... Tenez, mon cher marquis, fourrez-moi un bas de laine dans votre cra- vate, et vous m'en direz de fiĂšres nouvelles 112 LA POULE AUX OEUFS dYH. demain matin! La laine, ça pousse Ă la peau... La porte venait de s'ouvrir Flora dit quel- ques mots de remerciement Ă Valory; puis elle disparut lestement sous le vestibule, com- me pour Ă©viter les salutations et l'adieu du marquis. Quelques moments aprĂšs , le marquis de Pons et Gustave montaient ensemble dans l'Ă©- quipage qui les avait suivis au pas. IX. L'AMOUR ET LE TRAVAIL. Gustave ne voulut pas que le marquis de Pons le reconduisĂźt tout Ă fait. â Il est dĂ©jĂ tard , monsieur le marquis, dit-il; je ne souffrirai pas que vous vous dĂ©ran- giez ainsi de votre chemin. 114 POULE â Bal»! bah! e'esl un plaisir pour moi, mon cher monsieur Gustave. Je n'ai pas ions les jours cette bonne fortune, et je suis ravi cIVn profiler la conversation d'un homme comme vous esi si agrĂ©able! â Vous attachez Jrop d'importance Ă mon peu de mĂ©rite, monsieur le marquis. â Non, non , en vĂ©ritĂ©, je vous estime au- tant que je vous aime; et si vous le permettez, je serais fort heureux de cultiver votre connais- sance. Il y eut encore quelques phrases de politesse banale Ă©changĂ©es entre eux; puis. Gustave insista si vivement pour descendre de voiture, que le marquis de Pons, craignant de lui dĂ©- plaire , fit arrĂȘter enfin. Gustave donnait le mĂȘme prĂ©texte que Flora. Il avait la tĂȘte brĂ»- lante et lourde Ă force de travail, et jamais il ne rentrait chez lui, le soir, sans faire ^ne pro- menade, Ă pied, d'une heure ou deux. aux otiuFS d'or. 415 Il fut de nouveau convenu que le marquis passerait dans la matinĂ©e chez Gustave pour le prĂ©senter au grand compositeur. Enfin les deux jeunes gens se sĂ©parĂšrent. Gustave Ă©tait impatient d'ĂȘtre seul;il voulait donner un libre cours Ă ses pensĂ©es; un tor- rent de feu bouillonnait dans son cerveau; il avait le dĂ©lire et la joie au cĆur. A peine ren- trĂ© chez lui, Gustave s'Ă©cria , dans un trans- port d'enthousiasme â Oh Ăź qu'elle est belle ! Non jamais rien d'aussi enchanteur, d'aussi poĂ©tique!... Quel regard! Quelle voix douce et charmante! C'est un ange ! Oh ! c'est plus encore, c'est la fem- me qu'Ă rĂȘvĂ©e mon cĆur!.. Et il marchait dans sa chambre avec agita- lion. â Oui, je le sens bien, elle ne sortira ja- mais de ma pensĂ©e!.. Je l'aime! oh ! je n'aime plus qu'elle au monde !.. C'est maintenant 1 H> l»H I I que j'aspire au succĂšs, au Lriomphe, Ă la for- tune! Je voudrais loul lui donner! Jo voudrais lui faire une aurĂ©ole dĂ© gloire!.. Mais soudain il s'inlerrompaitavec unairde profonde tristesse. â MisĂ©rable fou ! imirnmra-t-il ; est-ce que je suis digne seulement de baiser la trace de ses pas?.. Elle, si rayonnante, si belle, si ma- jestueuse, environnĂ©ed'hommages et d'adora- tion!.. Elle rira de mon incroyable dĂ©mence, et je n'aurai que sa pitiĂ©., ou plulĂŽt son mĂ©pris! . Malheureux! malheureux ! 11 tomba dĂ©couragĂ©, dans un fauteuil; puis, le front dans ses mains, il demeura longtemps immobile et silencieux. Cependant, la nuit Ă©tait fort avancĂ©e. De temps Ă autre, on entendait le timbre des hor- loges qui sonnait lugubrement les heures ; et le vent de la nuit, et le roulement sourd des voilures qui passaient au loin sur les pavĂ©s AUX OEUFS dVR. 117 couverts de neige. C'Ă©tait un mĂ©lange de bruits mornes, tristes et confus. Enfin, aprĂšs quelques heures de muette rĂȘverie, Gustave s'enveloppa dans son man- teau, et, se jetant Ă demi vĂȘtu sur son lit, il essaya de s'endormir. Ses yeux Ă©taient lourds, sa tĂȘte brĂ»lante, et le sommeil ne venait pas il y avait trop de flamme et de tumulte dans l'imagination de ce jeune homme! Jusqu'au matin, il s'agita fiĂ©vreusement dans une dou- loureuse insomnie. Le jour commençait Ă peine. Quelques rayons de lumiĂšre blafarde, tombant sur les toits chargĂ©s de neige, se glissaient dans la mansarde de Gustave. Il se lĂšve brusquement, se rhabille Ă la hĂąte, et sort de la maison. Les rues Ă©taient presque dĂ©sertes encore de dis- tance en distance, quelques rares passants qui cheminaient la tĂȘte basse, les mains dans leurs poches, tout grelottants. Le froid n'Ă©tait pas t. i. 8 118 LA POULE moins vif' que la veille, et les charrettes s OK. Vi- se permettre ensuite... Tu te rappelles, n'est- ce pas, que lu as quittĂ© le salon quelques mi- nutes, pour prĂ©parer le thĂ©... â Oui. Eh bien! quoi? ne fallait-il pas surveiller mon eau chaude, qui sent toujours le graillon? â Maman , si tu m'avais prĂ©venue au moins!... mais non, j'Ă©tais en train de chan- ter; je ne t 1 ai pas entendue sortir... Et voilĂ que je sens tout Ă coup deux bras qui s'enla- cent autour de ma taille, un baiser de feu qui s'imprime sur mon cou, sur mes Ă©paules... â Si c'est possible! interrompt madame Duvercourt, les yeux flamboyants. â Je tourne vivement la tĂȘte... c'Ă©tait le marquis de Pons!.. Je veux m'enfuir, je veux crier !... mais il m'enferme dans ses bras con- vulsifs, il appuie sa main avec force contre ma bouche, pour m'empĂȘcher d'appeler.... ma mĂšre' et ce n'Ă©tait point encore assez d'oĂč- 138 LA IMM I I trages!... il passe Ă mon doigt une bague en diamant, que j'arrache avec indignation, que je lui jette Ă la face!... â Une bague en diamant ? petite sotte, il fallait toujours la prendre! â Oh ! ma mĂšre, non, tu ne penses pas ce que lu dis? s'Ă©cria \ivement Flora. Cette ba- gue, je l'aurais plutĂŽtbrisĂ©e sous mes pieds!... Mais je ne pouvais faire un mouvement... j'Ă©- tais comme enchaĂźnĂ©e dans ses bras... et si tu savais, ma mĂšre.... Oh! non, continua-t-elle en rougissant, je veux me taire... c'est assez parler de cet homme! je ne prononcerai plus jamais son nom! Mais qu'il n'ait pas l'audace de reparaĂźtre devant moi, je le traiterais comme un misĂ©rable, comme un lĂąche! En parlant ainsi, Flora Ă©tait en proie Ă la plus violente agitation ; ses grands yeux noirs, ordinairement si doux, si veloutĂ©s, lançaient des flammes ; et ses lĂšvres pĂąles et tremblantes aux oeufs d'or. 4 39 se contractaient avec amertume. Jusqu'alors madame Duvereourtavait hĂ©sitĂ© de croire Ă la rĂ©vĂ©lation de sa fille; tant de hardiesse et d'impertinence lui paraissait im- possible de la part d'un homme bien Ă©levĂ© comme le marquis. Mais Ă voir le trouble et la douleur de Flora , Ă l'entendre , madame Duvercourt ne pouvait plus douter. â Ah I ah! dit-elle, le visage pourpre de colĂšre, c'est comme ça ! le marquis fait des siennes en mon absence, et il s'imagine que la vertu de ma fdle ne vaut qu'une bague en dia- mant! Bon! bon! Ă merveille, petit! Je t'at- tends Ă la besogne !... Je me charge, moi, de te donner une danse un peu soignĂ©e!... Qu'il vienne! qu'il vienne! Je vais apprĂȘter mon manche Ă balai !... â Non, ma mĂšre, non, je t'en conjure pas d'esclandre, pas de scandale!... Il est plus convenable de nous taire... Bornons-nous seu- 1 40 i \ poi il lement Ă ne plus le recevoir, mais Ă©vitons les scĂšnes... Cet homme est puissant, il a beau- coup de crĂ©dit, et aprĂšs avoir Ă©tĂ© insultĂ©es, nous serions encore ses victimes... â Ne t'agite pas, mon enfant , rĂ©pondit madame Duvercourt, en secouant la tĂȘte et se frottant les mains. J'ai mon idĂ©e, sois tran- quille... Tout ira pour le mieux. Allons, ne t'avise pas surtout de pleurer, tu serais laide demain soir, tu aurais les yeux rouges... Son- ge que tu chantes au concert. â Oui, maman, je vais prendre un peu de repos, j'en ai besoin... La vue de cet homme et son incroyable audace m'ont toute boule- versĂ©e... j'ai failli Ă©touffer de colĂšre et d'in- dignation. Madame Duvercourt embrassa sa fdle, et l'une et l'autre passĂšrent dans leur chambre Ă coucher. Flora ne dormit point; elle avait la fiĂšxre. AUX OEUFS I'OK. i \ \ Enfin , aprĂšs une longue insomnie, ses yeux s'appesantirent; mais toujours Ă demi-Ă©veil- lĂ©e, elle fui jusqu'au malin agitĂ©e par des rĂȘves inquiets et confus. La figure sardonique et mena- çante du marquis semblait rire auprĂšs d'elle; il cherchait Ă la saisir , Ă l'Ă©treindre quand tout Ă coup apparaissait un jeune homme, au visage doux et rĂȘveur ; ce jeune homme avait l'air de prolĂ©ger Flora, de la dĂ©fendre... C'Ă©- tait Gustave Valory. Ce nom fui le premier qui s'Ă©chappa des lĂš- vres de Flora, quand ses yeux se rouvrirent ; elle pensait Ă Gustave, elle croyait le voir en- core et l'entendre. Vers onze heures du matin, Flora, pĂąle et frissonnante, Ă©tait assise devant le feu, la lĂȘte penchĂ©e sur une main, le coude appuyĂ© sur le bras de son fauteuil. Soudain la porte s'ouvre le marquis paraĂźt. XII. LE MARQUIS DE PONS. Flora ne peut retenir un lĂ©ger cri de saisis- sement. Elle se lĂšve vivement de son fauteuil, et veut sortir de la chambre le marquis de Pons, souriant, mais pĂąle, se place devant la porte comme pour barrer le passage Ă Flora. 144 ! A VOl II En mĂȘme temps, il se confond en saluts gra- cieux, et cherchĂ©e lui prendre la main. â Vous ici! vous, monsieur! s'Ă©crie Flora d'une voix Ă©touffĂ©e, en retirant sa main avec une expression d'horreur, je ne vous aurais pas cru si hardi ! â Dites plutĂŽt si amoureux, si fou , belle Flora... â Oh! pas de fadeurs, Monsieur le marquis, elles ne sont plus de saison. Maintenant, je vous connais, je sais qui vous ĂȘtes. . . â Eh bien ! Flora, interrompit le marquis avec tendresse, vous savez - alors tout ce que je souffre! Vous savez combien je suis mal heu- heureux ! â Assez, monsieur. Ne jouons pas la co- mĂ©die, je vous en conjure... nous ne sommes pas ici au théùtre... â Non, Flora, non, et je m'en fĂ©licite... car au théùtre on n'est jamais seul, on n'est ja- aux oeufs d'or. 145 mais libre. . . partout des tĂ©moins jaloux et cu- rieux, des regardsindiscretsqui nous Ă©pient... Et n'est-ce pas une honte, ma belle Flora? je suis forcĂ© alors de vous parler de la pluie et du beau temps, de vous parler musique, opĂ©ra, que sais-je encore?. . J'en bouillonne de rage et d'amour! Mais ici, charmante entre les charmantes, ce n'est plus la mĂȘme chose... nous sommes vĂ©ritablement tĂȘte Ă tĂȘte, sans euĂ»cux, ^ans tĂ©moins, sans importuns!... Et, se penchant tout Ă coup sur Flora, il voulut de nouveau lui saisir une main. â Ne me touchez pas, monsieur le marquis! oh! de grĂące... Je ne demande qu'Ă Ă©viter le scandale ; mais si vous m'y forcez, rien ne m'arrĂȘte je crie, j'appelle ma mĂšre... â Oh! n'en faites rien, dĂ©licieuse Flora... ce serait fatiguer inutilement votre voix douce et charmante on ne vous entendrait pas... â Prenez-y garde, monsieur ! Je vous rĂ©- 146 1 A 1>0ULE pĂšte que j'appelle ma mĂšre. Elle est lĂ ... dans cette chambre... je n'ai qu'un mot Ă dire... â Eh bien! dites-le ce mot, cruelle et di- vine Flora I Peut-ĂȘtre serez-vous aprĂšs moins rebelle et plus raisonnable. Oui,., quand vous serez persuadĂ©e que votre mĂšre ne peut vous entendre, que nous sommes tous les deuxseuls dans votre appartement... â Oh! s'il Ă©tait vrai... s'Ă©cria-t-elle avec un accent d'effroi. Ma mĂšre? ma mĂšre ? viens , accours ! Aucun bruit ne se fit entendre dans la piĂšce voisine, aucune voix ne rĂ©pondit Ă la sienne. â Que vous disais-je, Flora? poursuivit le marquis, avec un sourire de triomphe indĂ©fi- nissable vos cris n'amĂšneront personne , et votre mĂšre est absente ; elle ne rentrera pas avant une heure, si j'en crois votre femme de chambre qui m'est toute dĂ©vouĂ©e. Ainsi , croyez-moi, rĂ©signez-vous Ă m'entendre... J'ai aux oeufs d'or. 147 Ă causer quelques moments avec vous, comme un ami, Comme un frĂšre... Mais Flora ne l'Ă©couiait point; tremblante et pĂąle, elle murmurait des paroles confuses. â Ma mĂšre..» absente!.. Quoi! m'abandon- ner ainsi!.. Oh ! â Allons, allons, ne vous dĂ©solez pas, ma toute belle! dit le marquis d'un air galamment sardonique. Je vous assure que vous m'avez mal jugĂ©... Oui! je vaux beaucoup mieux que vous ne semblez croire!.. Voyons, causons... lĂ , comme de bons amis... â Je ne suis pas votre amie, monsieur!.. â Je lĂ©sais bien, hĂ©las! et voilĂ ce qui me dĂ©sespĂšre ! Mais n'importe! J'aurai de la per- sĂ©vĂ©rance, et comme vous ĂȘtes aussi bonne que belle, vous ne serez pas toujours impitoya- ble!.. â Oh! cet homme ! s'Ă©cria douloureusement Flora, comme il me mĂ©prise! Parce qu'il est 148 LA P01 riche et noble! Comme il m'Ă©crase du poids de son orgueil et do sa fortune!,. Mon Dieu! mon Dieu! suis-je assez mal heure ureuse ! â Il ne tient qu'Ă vous de ne plus l'ĂȘtre, Flora. Vous avez au contraire tout ce qu'il faut pour ĂȘtre enviĂ©e. Belle et rayonnante en- tre toutes les femmes... croyez-moi, quand on possĂšde votre talent, votre jeunesse, votre incomparable beautĂ©, si Ton est malheureuse c'est qu'on le veut bien. Voyez toutes vos compagnes, toutes les femmes qui sont au théùtre, elles entendent la vie un peu mieux que vous ne faites. Elles ne cherchent pas comme vous Ă se dĂ©rober au plaisir, aux hom- mages ; elles ne languissent pas follement dans une solitude morne et dessĂ©chante ! Non, leur existence estpleinede fĂȘte, deluxe et d'amour... Si par hasard elles n'aiment pas, elles se lais- sent aimer au moins!.. Et les plus riches Ă©qui- pages, les plus beaux diamants, les plus somp- AUX OEUFS d'or. 149 tueux hĂŽtels, rien ne leur manque ! Elles ont Ă peine le temps de former un dĂ©sir qu'il est satisfait dĂ©jĂ . Et ces femmes, elles sont pourtant bien loin de vous valoir! Non, aucune peut ĂȘtre ne serait digne de baiser vos pas!.. Ohlsi vous saviezcombien vous ĂȘtes belle!.. Combien je vousaime!.. Flora, si vous vouliez?... â Monsieur, permettez-moi devons le dire, interrompit Flora d'un accent fier et digne, vos procĂ©dĂ©s Ă mon Ă©gard ne sont pas ceux d'un gentilhomme ; votre conduite n'est pas celle d'un homme d'honneur... â Mademoiselle.... â Non! monsieur, non! Vous m'outragez!., parce que je suis une femme, parce que je suis seule et sans dĂ©fense! Mais, n'importe! je ne vous crains pas... Je suis forte de ma cons- cience, et je vous dirai, moi, tout ce que j'ai sur lecĆur!... Monsieur, vous avez abusĂ© de la confiance qu'avait en vous ma mĂšre, que T. I. 10 150 n POULE nous avions ton les deux!., vous m'avez fait croire hypocritement que 'vous me portiez quelque intĂ©rĂȘt; vous m'avez offert vos services, l'ap- pui de votre influence, en prenant le masque de l'amitiĂ©... et moi, pauvre folle, je vous ai cru !... Oh ! que j'Ă©tais aveugle,et ma mĂšre im- prudente! Non, vous n'avez jamais Ă©tĂ© notre ami, vous n'avez jamais eu dans l'Ăąme une pensĂ©e gĂ©nĂ©reuse , une intention louable !... Vous avez cruellement spĂ©culĂ© sur mon inex- pĂ©rience, sur ma position fausse, sur l'espĂšce de rĂ©probation, d'anathĂšme que le monde pro- nonce contre les femmes de théùtre, et, comp- tant sur l'Ă©clat de votre nom, sur votre im- mense fortune, vous avez calculĂ© froidement ce que vous coĂ»terait mon dĂ©shonneur!.. â Flora ! Flora... â C'est infĂąme } vous dis-je ! C'est lĂąche ! Et dans l'accent, dans le regard de Flora, il y avait une expression de mĂ©pris, si amere , AUX OEUFS D'OR. 151 si poignante, que le marquis de Pons , blessĂ© au vif dans son orgueil de grand seigneur, se mordit les lĂšvres avec un dĂ©pit mal Ă©touffĂ©. â Pardieu , mademoiselle Flora , dit-il, en se croisant les bras sur la poitrine , je ne vous ai jamais vu tant de verve, tant d'action dra- matique ! Vous disiez tout Ă l'heure que nous n'Ă©tions pas au théùtre... mais franchement, je serais tentĂ© de croire que nous y sommes!.. Par malheur c'est de la tragĂ©die, et je vous prĂ©fĂšre de beaucoup dans l'opĂ©ra... â Eh bien! monsieur, vous pourrez m'y en- tendre plus d'une fois encore, peut-ĂȘtre,... mais ailleurs que chez moi !.. Vous m'obligeriez fort maintenant de vouloir bien me laisser seule... Et ce disant, Flora, les yeux brillants d'in- dignation, les sourcils contractĂ©s, les lĂšvres blanches et frissonnantes , fit quelques pas vers la porte. â Ah! ah ! vous le prenez sur ce ton, ma- 15 k 2 LA POVLK demoiselle ! s'Ă©cria le marquis, en secouant la tĂȘte et se tenant debout contre la porte. Eh bien ! je ne demande pas mioux ! Vous ai- mez, je le vois, les discussions, la lutte ; et moi je ne les dĂ©teste point ! Ecoutez-moi donc je vais avoir l'honneur de vous parler sans fard , sans le moindre dĂ©tour. Avant de vous dĂ©cla- rer la guerre , je dois, en qualitĂ© d'ancien ami, je dois vous faire voir le pĂ©ril auquel vous vous exposez de gaĂźtĂ© de cĆur , sans la plus lĂ©gĂšre nĂ©cessitĂ©... Vous savez, n'est-ce pas , que j'ai quelque influence Ă la direction des Beaux-Arts,par consĂ©quent dans l'administra- tion de l'OpĂ©ra?. .Quand je parle, on m'Ă©coute. .. Et s'il m'est trĂšs facile de faire doubler desap- pointements, je n'ai pas plus de peine Ă les empĂȘcher de croĂźtre d^n centime. Quant aux journaux, ma chĂšre demoiselle, je ne vous en dis rien. . . les Ă©loges et le blĂąme sont dans ma bourse; et six mois, pas davantage, me suffi- AUX oeufs d'or. 153 raient pour dĂ©molir Pasta ou Malibran. Ainsi donc rĂ©flĂ©chissez, je vous en conjure, avant de me rĂ©duire aux hostilitĂ©s. â Faites, monsieur, faites, rĂ©pondit Flora dĂ©daigneusement. Vos attaques me seront moins odieuses que votreprotection; je les prĂ©- fĂšre!.. De vous je n'attends que le mal, et je me rĂ©signe !.. â Vous me dĂ©fiez!.. Oh! Flora , prenez-y garde! Il en est temps encore ! Tant que je n'aurai pas quittĂ© cette chambre en ennemi , vous n'avez rien Ă craindre de moi ! âą â Je ne crains rien, monsieur, rien que vo- tre prĂ©sence! Oh ! c'est le plus cruel supplice que vous puissiez m'infliger! âVraiment, Flora, j'ai pitiĂ© de vous, rĂ©pli- qua le marquis, avec un air de compassion railleuse. Vous ĂȘtes une enfant, vous ne savez pas ce qui vous menace ! . . . Mais songez-y donc ! J'ai des amis puissants, des amis partout!... 15 ĂŻ la rouLi; Jen'aiqu'un motĂ dire, et vous ĂȘtes perdue!... Pour vous plus d'avenir, plus de gloire... Tous les théùtres vous sont fermĂ©s!... II vous faudra quitter la France !..et mon inimitiĂ©, ma ven- geance vous poursuivront jusque sur la terre Ă©trangĂšre... Pardon, oh! pardon! ce que je vous dis,c'est horrible!.. Mais je vous aime!... L'amour est mon excuse ! . . . Oui, vous ĂȘtes ma seule pensĂ©e , mon rĂȘve!,.. Votre image me suit partout. . . Il faut que vous m'aimiez ! ... Je ne puis vivre plus long temps avec votre in- diffĂ©rence !... â Mon indiffĂ©rence?... Oh! monsieur, vous confondez... C'est mon mĂ©pris que vous vou- lez dire ! â Vous cherchez tous les moyens de m' exas- pĂ©rer, Flora!... Mais n'importe! Je vous par- donne! Je sens que mon amour est plus fort que ma colĂšre... En vĂ©ritĂ© , vous n'ĂȘtes pas raisonnable, et vous ĂȘtes bien ennemie de vous- aux oeufs d'or. 155 mĂȘme !... Pour vous, je suis prĂȘt Ă tout faire; aucun sacrifice ne m'arrĂȘtera ! Je suis riche et bien posĂ© dans le monde... Vous auriez une vie d'enchantements !... Et au lieu de tous ces plaisirs, au lieu d'une charmante et douce existence ., vous prĂ©fĂ©rez vivre seule, triste- ment, comme une recluse, et tremblant tou- jours sous le despotisme d'une femme aca- riĂątre et vulgaire, qui vous exploite, qui vous traite comme une enfant , comme une esclave ! Yous, Flora, vousl... â Et de qui prĂ©tendez-vous donc parler , monsieur le marquis? interrompit Flora, en relevant la tĂȘte avec dignitĂ©. â Oh ! vous me comprenez , Flora... je vous parle d'une femme qui se dit votre mĂšre; mais c'est impossible! Non, vous n'ĂȘtes passa fille... â Monsieur , monsieur, assez ! N'insultez que moi... Ăpargnez ma mĂšre ! 150 I-A PĂUJLB AussitĂŽt une voix furieuse, un bruit de pas se fit entendre dans la chambre voisine; la porte s'ouvrit violemment , et madame Du- vercourt parut, les joues pourpres de colĂšre, les prunelles flamboyantes. Le marquis de Pons, qui Ă©tait loin de s'at- tendre Ă cette brusque apparition , fit deux pas en arriĂšre. â Ah! ah! ah! voilĂ donc comme vous traitez les absents ! monsieur le gentilhomme, dit madame Duvercourt,une main sur la hanche, en secouant la tĂȘte d'un air de menace. â Ma mĂšre ! ma mĂšre ! Oh! c'est toi, quel bonheur ! s'Ă©crie Flora , en se rĂ©fugiant toute frĂ©missante dans les bras maternels. Le marquis, malgrĂ© son aplomb et son as- surance habituelle, demeuraitdĂ©contenancĂ© ; l s'efforçait de rire, mais on voyait bien que ce rire n'Ă©tait qu'un masque, une impuissante bravade. AUX oeufs d'or. 157 â Oui, je vous y prends, mon bourgeois Ăź poursuivit madame Duvercourt, en gardant son attitude belliqueuse et formidable. Vous donniez-lĂ de jolies leçons de morale Ă ma fille? mais vous en ĂȘtes pour vos frais... On ne veut pas de vos diamants, de vos Ă©quipages ! Vous nous prenez pour d'autres!... Allez! allez! monseigneur! Flora Duvercourt ne sera jamais votre joujou !.. il n'en manque pas dans les coulisses de l'OpĂ©ra... cherchez, il y a du choix, mon petit ! mais pas chez nous !.. On n'est pas Ă vendre !.. Le marquis aurait bien voulu parler ; mais il lui Ă©tait impossible d'intercaler une syllabe au milieu du torrent de paroles qui tombait Ă larges flots des lĂšvres de madame Duver- court. â Ah oui-dĂ ! mon jeune marquis, reprit la vieille,en Ă©levant son diapason, vous ne croyez pas ma fille digne de vous Ă©pouser? ça vous en^ 158 LA l'OULE canaillerait ? Bon soir! bon soir !.. Allez donc un peu faire un tour de promenade oĂč nous ne sommes pas! Et puis, si vous m'en croyez, vous irez chercher fortune ailleurs... Vous ĂŽtos li- bre, on ne vous retient pas... Voici la porte ! â Insolente! s'Ă©cria le marquis, en levant sa canne. â Pas de gestes, mon prince! .. Ou bien on appelle lesvoisins... et vous pourriez descen- dre plus vite que vous n'ĂȘtes montĂ© !.. Et comme le marquis, furieux, les lĂšvres blanches et contractĂ©es, allait peut-ĂȘtre se li- vrer Ă quelque violence , madame Duvercourt ouvrit brusquement une petite fenĂȘtre qui donnait sur uncorridor, puis elleappelade tou- tes ses forces Jean! Pierre! Mathieu! Nicolas! presque tous les noms plĂ©bĂ©iens du calendrier. Le marquis de Pons, craignant de se compro- mettre avec d^ndignes adversaires, qui n'au- raient pas un fort grand respect pour son nom AUX oeufs d'or. 159 aristocratique, le marquis de Pons se dirigea vers la porte, en jetant Ă madame Duvercourt quelques phrases de mĂ©pris. C'est alors que le gentilhomme se ren- contra face Ă face avec Gustave sur le palier de l'appartement. XIII. LEQUEL DES DEUX ? Quelques jours aprĂšs, deux jeunes gens, mis avec une extrĂȘme Ă©lĂ©gance, dĂ©jeunaient au Rocher de Cancale. Le vin de Champagne coulait abondam- ment, et les propos joyeux et libres jaillis- 162 lĂ POULE saient comme la mousse de ce nectar inspira- teur. L'un des deux convives buvait surtout avec une espĂšce d'acharenent .Leurs verres s'emplissaient et se vidaient comme par miracle Ă chaque instant ils faisaient venir une nouvelle bouteille de Champagne frappĂ©. â A la bonne heure, mon cher marquis! dit l'autre convive en battant des mains. VoilĂ ce qui s'appelle avoir de la verve ! TĂ»dieu ! quelle facilitĂ© ! quelle habile et rapide ingur- gitation !.. Je ne te croyais pas d'une pareille force ! â Ah ! ah ! mon cher vicomte , c'est que j'ai du chagrin, vois-tu ! â Toi?... par exemple! Et le vicomte de Thorigny poussa un bru- yant Ă©clat de rire. Le marquis de Pons resta fort sĂ©rieux ; et se versant de suite trois verres de Champagne , il les but en moins de trois secondes. AUX oeufs d'or. 163 â Voyons ! reprit le vicomte quel est donc ce beau sujet de tristesse? Pardieu ! je serais curieux de le connaĂźtre... Je ne te croyais pas capable d'engendrer de la mĂ©lancolie... â Oh ! sois tranquille, vicomte, je la noie- rai bientĂŽt dans mon verre !... C'est une idĂ©e, un enfantillage... Mais cela passe... Tiens, si tu veux, il faut nous distraire?... â Volontiers! moi , je suis toujours prĂȘt.. Tu sais qu'en gĂ©nĂ©ral, j'ai l'avantage d'ĂȘtre un assez bon vivant ! Je ne faiblis jamais... surtout quand il s'agit de plaisirs, d'Ă©lĂ©gantes fredaines... pourvu toutefois que ma dĂ©lica- tesse ne coure pas le moindre risque, et que je puisse m'amuser comme un diable, sans faire la plus lĂ©gĂšre peccadille contre l'hon- neur ! â Oui , je sais, Thorigny , que tu es fort scrupuleux, fort susceptible en matiĂšre d'hon* 164 ĂŻ X POULE neur ! rĂ©pliqua le marquis avec un sourire qui n'Ă©tait pas exempt de sarcasme. MĂȘme au collĂšge, tu Ă©tais, je m'en souviens, le plus mauvais sujet de la classe ; mais tu n'avais pas ton pareil pour la droiture et la dĂ©li- catesse Le vicomte regarda un instant le marquis, avec un certain air de dĂ©fiance il fronça mĂȘme lĂ©gĂšrement les sourcils, et ses lĂšvres se contractĂšrent un peu ; mais ce mouvement fut Ă peine saisissable. Le marquis de Pons n'y fit probablement pas attention. â Ainsi donc, mon pauvre de Pons , tu es en train de broyer du noir ? Que diantre ! explique-moi donc l'affaire ! â Non, vois-tu, non, Thorigny... Tu rirais de moi... Ou bien, je te connais, avec tes beaux discours, tu dirais que j'ai tort ! â Pourquoi cela , mon cher ? Tu me crois Jonc bien systĂ©matique, bien pĂ©dagogne ? aux oeufs d'or. 165 â Non , Thorigny , non, je sais que tu es un brave garçon et que tu as quelque amitiĂ© pour moi. Mais n'importe, il faut absolument que tu joues le rĂŽle de Don Quichotte, que tu protĂšges le faible et l'opprimĂ©, comme lu dis toujours... Et si tu allais rĂ©pondre Ă ma confi- dence par ce refrain habituel tu n'as , mon cher, que ce que tu mĂ©rites,» je sens que mal- grĂ© moi j'aurais la tentation de te chercher querelle, de t'envoyer Ă tous les diables ! â Tu aurais tort, mon ami ! rĂ©pondit gra- vement le vicomte, car je crois ĂȘtre ordinai- rement un assez juste apprĂ©ciateur des choses, et quand je dis ceci est bien, ceci est mal, » tu peux me croire ! â Corbleu ! Thorigny, il faut avouer que tu ne manques pas d'amour-propre... ni d'a- plomb. Toi qui tranches du Lycurgue , du Solon, du Socrate, on pourrait bien, avec un peu de complaisance, on pourrait bien trouver T. I. 11 166 LĂ POULE dans la biographie quelques pages, ou du moins quelques paragraphes qui ne sont guĂšre orthodoxes. â Que veux-tu dire? Diable m'emporte si je te comprends ! â Au fait, j'en conviens, vicomte, je pour- rais ĂȘtre un peu plus clair et plus catĂ©gorique; mais, pour le moment, c'est inutile. Revenons Ă notre affaire , c'est-Ă -dire Ă ĂŻa mienne Je te parlais de ma tristesse, et tu voulais en sa- voir la cause. Mon cher Thorigny, je vais Cou- vrir mon cĆur... Pour toi je n'ai rien de ca- chĂ©... J'ai besoin de tes conseils; mais surtout, mon cher, de ton assistance ! â Quel ton grave et solennel , marquis ! C'est comme le dĂ©but d'un mĂ©lodrame!... Voyons, parle! que je voie un peu si tu as le Champagne triste ou gai... â AhĂźThorigny, maintenant tu plaisantes! Peut-ĂȘtre crois*iu que je plaisante aussi moi» AUX OEUFS d'or. d 67 mĂȘme? Mais non, tiens , si je ris, c'est avec amertume , c'est du bout des lĂšvres , comme on dit... Mon cher, imagine-toi que je suis amoureux! â Toi, de Pons? â Oui, moi-mĂȘme... et cela doit te paraĂź- tre anormal et bizarre. Tu dois presque me croire malade ou fou !... Je suis l'un et l'au- tre , peut-ĂȘtre... C'est fort possible... Mais ce qu'il y a de plus certain encore, c'est que je suis amoureux ! â Oh Ăź pour le coup , marquis , je n'en doute plus ; tu viens d'avoir une intonation si tragique, un regard si fatal, que je lis trĂšs clairement ce qui se passe au fond de ton cĆur... Tu aimes quelque femme mariĂ©e; la femme d'un ami , sans doute... Mais le devoir t'arrĂȘte; il y a comme une barriĂšre insurmon- table entre vous deux... La barriĂšre de l'hon- neur I 168 iv POULS â Non, Thorigny, tu n'y es pas; la femme que j'aime n'est pas mariĂ©e, elle est libre... et de plus, elle est charmante! Dix-neuf ans, une taille de sylphide, une figure d'ange \ Une voix... Ah! mon ami, c'est irrĂ©sistible! Il faut absolument perdre la tĂȘte!... â Et tu l'as perdue, mon pauvre garçon, je le vois... Car, enfin, si tu n'avais pas le cer- veau quelque peu malade, tu prendrais les choses beaucoup moins tragiquement... Que cetle divine crĂ©ature soit encore plus divine, je le veux bien; qu'elle ait toute la beautĂ©, toute la grĂące , tous les mĂ©rites en partage... Qu'importe? Est-ce une raison pour le dĂ©so- ler, comme si jamais tu ne devais rĂ©ussir? Eh ! mon cher, quand on est riche et tournĂ© comme toi, quand on se nomme le marquis de Pons, on ne trouve pas longtemps des cruel- les !... Que ton ange soit un petit dĂ©mon pour la coquetterie, qu'elle te fasse enrager de tou- aux oLiis d'or. 169 tes maniĂšres , qu'elle ne veuille pas que les choses marchent trop vite , c'est encore trĂšs possible, et je ne la dĂ©sapprouve pas ; mais tu sens bien qu'un jour ou l'autre elle finira par t'aimer, par t'aimer comme une folle... et lu seras dix mille fois plus heureux pour avoir attendu!... VoilĂ , mon cher, voilĂ ma mo- rale; tu vois qu'elle n'est pas si morose et si pĂ©dante ?... J'ai la conscience mĂȘme furieuse- ment large... quand je n'ai pas Ă transiger avec l'honneur ! Qu'on aime , qu'on sĂ©duise , qu'on enlĂšve une jeune fille... c'est trĂšs fai- sable^ la dĂ©licatesse n'en souffre nullement... si toutefois la jeune personne n'Ă©tait pas sous votre garde... Si, par exemple, vous n'avez pas abusĂ© de la confiance et de l'hospitalitĂ©. â Bien, bien, voici maintenant les rĂ©fle- xions qui commencent! Je te vois venir... â Est-ce que par hasard j'aurais touchĂ© juste sans le vouloir? 170 i A roi LE â Oh pas prĂ©cisĂ©ment, Thorigny... â Mais encore?.,. â Ăcoute; voici Y affaire la personne que j'aime est d'une beautĂ© merveilleuse, comme je te disais tout Ă l'heure; certes, il n'y a pas une femme du monde, au moins je n'en con- nais pas une, qui la vaille... â Ah ! ah ! j'y suis, mon brave de Pons ta sylphide n'est pas du monde, et tu crains que l'aventure ne s'Ă©bruite, tu crains de prĂȘter le flanc aux mĂ©disances, si jamais on vient Ă savoir que tu es amoureux d'une petite fille de rien. â Non, vicomte, ce n'est pas ce qui m'in- quiĂšte. Je t'assure qu'il n'y a pas Ă rougir.... au surplus, la personne en question, tu la connais parfaitement, tu la vois presque tous les soirs... d'un peu loin, il est vrai; et tu m'as rĂ©pĂ©tĂ© cent fois qu'elle est adorable, â Bon, bon, je commence Ă deviner ta AUX OEUFS DOR. 171 dĂ©esse est une actrice, quelque fille d'OpĂ©ra !. â Eh bien, oui, mon cher!... et voilĂ ce qui m'irrite, ce qui m'afflige, ce qui m'humi- lie... Croirais-tu qu'aprĂšs six mois de cour j'attends encore l'heure du berger. â Bah ĂŻ c'est incroyable ! â C'est pourtant comme j'ai l'honneur de te le dire, vicomte ! Je n'ai rien Ă©pargnĂ©, je te jure, ni les cadeaux, ni les couronnes, ni les applaudissements en plein balcon!.. J'ai ob- tenu pour la belle un engagement superbe, j'ai payĂ© certains articles de journaux jusqu'Ă vingt-cinq louis, j'ai fait Ă©crire des OpĂ©ras, poĂ«mc et musique, tout exprĂšs pour elle!... Enfin, mon ami, je puis te le dire et cela en toute franchise, jusqu'Ă prĂ©sent cet amour lĂ me coĂ»te plus de vingt-mille francs ! â Eh bien ! de Pons, tant pis pour toi ! dit le vicomte d'un ton sentencieux. Puisque tu paies... tu n'as que ce que tu mĂ©rites.. 172 la roi il â Ah ! je savais bien que tĂŽt ou lard nous aurions le refrain de la chanson. Du reste, il faut te dire, pour ĂȘtre juste , que cette char- mante enfant n'est pas le moins du monde in- tĂ©ressĂ©e; elle ne m'a jamais rien demandĂ© bien plus, elle a toujours refusĂ© mescadeaux. C'est la mĂšre qui ne refuse pas, elle!... Cette vieille fĂ©e prend de toute main. â 11 y a donc une mĂšre?... demanda vive- ment Thorigny avec une expression de curio- sitĂ© inquiĂšte. â Oui, vicomte, et une mĂšre comme on n'en voit pas souvent, mĂȘme au théùtre. Figu- re-toi le type des mĂšres d'actrice passĂ©es , prĂ©sentes et futures ! Je n^ai rien vu de plus grossier, de plus sordide, dĂ©plus ignoble que cette vieille femme qui, pareille au dragon de la fable, veille nuit et jour depuis quinze ans sur la vertu de sa fdle... â Tu es Ă©trange , interrompit le vicomte aux oeufs d'or. 175 d'un air grave. Quoi! tu no veux pas mĂŽme qu'une mĂšre dĂ©fende l'honneur de sa fille?.. â Pour Dieu, vicomte, pas de phrases! Je te dispense volontiers de ta morale. Non, mille fois non, je ne conteste point ce droit Ă une mĂšre... Mais du moment que cette mĂšre n'est plus qu'une abominable duĂšgne, une espĂšce de marchande qui ne voit dans la beautĂ© , dans l'honneur de sa fille qu'une somme d'ar- gent considĂ©rable, qu'une fortune sur laquelle il faut toujours avoir les yeux... Alors, je t'en fais juge, ne peut-on, sans manquer Ă la dĂ©- licatesse', ne peut-on jouer au plus fin avec cette horrible mĂ©gĂšre , et voler le trĂ©sor, sauf Ă le payer ensuite gĂ©nĂ©reusement?... â Mon cher de Pons, j'attends, pour te dire ma façon de penser , nette et sincĂšre, que tu veuilles bien t'expliquer avec plus de fran- chise ou de simplicitĂ©. D'abord je dĂ©sirerais 174 la POUtE savoir le nom des personnes Ă qui tu as af- faire? â Eh bien! soit. Tu connais Flora Duver- court... â Flora Duvercourt! interrompt le vicomte, frappĂ© de stupeur. â C'est elle que j'aime , c'est elle que je veux avoir... â Mais tu ny penses pas, mon cher de Pons! ajoute Thorigny avec une Ă©trange vivacitĂ©. Flora Duvercourt a beau ĂȘtre actrice , elle a toujours menĂ© une conduite irrĂ©prochable. C'est une jeune fdle, pure et honnĂȘte, au no- ble cĆur, aux sentiments Ă©levĂ©s!... Je suis bien sĂ»r d'avance qu'elle ne cĂ©dera jamais Ă d'ignobles calculs , Ă des vues intĂ©ressĂ©es tu peux me croire... Sans la connaĂźtre intimement, j'ai pu me convaincre en diffĂ©rentes occasions que Flora Duvercourt est une belle et gĂ©nĂ©- reuse nature, que le souffle empestĂ© du théùtre aux oeufs d'or. 1 75 ne corrompra jamais. Au surplus, tu peux en juger par toi-mĂȘme, certes, depuis deux ans, les hommages et les adorations ne lui ont pas manquĂ© ; elle a pu voir Ă ses genoux tout ce que Paris a de plus riche , de plus noble , de plus Ă©lĂ©gant , et la calomnie elle-mĂȘme n'a pas trouvĂ© de quoi mordre la rĂ©putation de Flora est toujours restĂ©e la mĂȘme, toujours pure et intacte... â Parbleu , Thorigny , comme tu parles chaleureusement de Flora ! Est-ce que , par hasard, tu serais aussi amoureux d'elle?.. â Non, mon cher, balbutia le vicomte d'un air embarrassĂ©; mais je lui rends justice!... c'est une femme charmante, une adorable vir- tuose, et je l'admire !.. Quant Ă moi , j'ai tout lieu de croire que Flora Duvercourt n'aura jamais d'amant. â Bah ? c'est ce que nous verrons. â Elle veut se marier, sans doute, se bien iHi roi i i marier, faire une alliance honorable; et je trouve qu'elle n'a pas tort!... â Ah! tu trouves, magnanime Thorigny ?.. Eh bien, mon cher, moi, je pense diffĂ©rem- ment. Je ne connais rien de plus absurde, de plus excentrique, de plus immoral, que le ma- riage au théùtre; les acteurs, surtout les ac- trices, ne doivent jamais songer Ă pareille folie. D'abord, le sacrement leur ĂŽte toute leur verve, tout leur talent; c'est pitoyable! Je parie que Flora, mariĂ©e, n'obtiendrait plus le moindre succĂšs. â Tu crois, de Pons? Et dans cette question du vicomte, il y avait comme une intention mystĂ©rieuse, indĂ©finis- sable. â Ce qu'il y a de certain, reprit de Pons avec un sourire dĂ©daigneux, c'est que je tiens beaucoup trop Ă l'avenir musical de Flora , Ă aux oeufs d'or. 177 ses triomphes, Ă sa voix enchanteresse, pour avoir la folie de l'Ă©pouser!.. â Que dis-tu, de Pons ? â Je dis que la mĂšre de celte petite fille s'Ă©tait mis dans la tĂȘte une idĂ©e si burlesque, si Ă©trangement cornue, que c'est presque fabu- leux. Croirais-tu que la vieille Duvercourt avait songĂ© trĂšs sĂ©rieusement Ă me prendre pour gendre?.. Ct { aveu parut faire sur le vicomte une sou- daine et profonde impression. â Oui, vicomte, oui, poursuivit de Pons en riant d'une maniĂšre forcĂ©e. Maman Duver- court n'avait pas de moindres prĂ©tentions !.. Tu m'avoueras que c'est drĂŽle, et qu'il faut avoir assez bon caractĂšre, pour ne pas s'en fĂą- cher?.. NĂ©anmoins, comme j'ai lieu d'ĂȘtre fort mĂ©content, comme je n'ai jamais souffert qu'une femme, laide ou jolie, vieille ou jeune, se moquĂąt de moi, j^ai comptĂ© sur ton aide, 178 LAPOĂTE AIX OEIFS D'oi\. sur ton amitiĂ©, pour accomplir Ă nous deux un certain projet... â Et quel est-il , ce projet? demanda le vi- comte en prenant un visage froid et sĂ©vĂšre. J'espĂšre bien, si tu veux que je te seconde, j'espĂšre bien que ce projet est parfaitement avouable , qu'il est compatible avec l'hon- neur?.. â Tu en jugeras, vicomte... mais viens, ce n'est point ici que je veux te faire ma confi- dence. Il faut auparavant que je consulte une autre personne... viens. Et les deux jeunes gens sortirent bras des- sus bras dessous du Rocher de Cançale. XIV. UN CLOU CHASSE L'AUTRE. Quelques jours aprĂšs cette conversation, les deux camarades de collĂšge, les deux compa- gnons de plaisirs, Ă©taient comme brouillĂ©s en- semble. Personne n'aurait pu soupçonner la cause de cette brusque rupture; mais il Ă©tait 180 POU! I bien Ă©vident qu'une aigre et violente discus- sion avait eu lieu entre le marquis de Pons et le vicomte de Thorigny. Le marquis Ă©tait moins assidu que d'ordinaire au balcon de TOpĂ©ra. Quant au vicomte, il ne manquait pas une seule reprĂ©sentation lorsque Flora chantait, Ă la fin de chaque morceau, Ă chaque point d'orgue, il dĂ©ployait un enthousiasme extraordinaire; et, battant des mains Ă rompre ses gants-paille, il se pĂąmait avec une exalta- tion des plus fougueuses, des plus excentri- ques. Ses applaudissements Ă©taient si furieux, que le parterre et les loges le contemplaient avec surprise ; et, sans la toilette brillante et recherchĂ©edu vicomte qui, du reste, Ă©tait par- faitement connu, on aurait pu le prendre pour un applaudisseur Ă gages, qui s'Ă©tait mis au balcon afin de produire un plus grand effet. Gustave venait aussi fort exactement Ă l'O- pĂ©ra ; et son enthousiasme, quoique moins dĂ©- AUX OEUFS T>'0R. 181 monstratif et de meilleur aloi que celui du vi- comte, aurait fait honneur encore Ă un vĂ©rita- ble dilettante. Plusieurs fois madame Duvercourt avait re- marquĂ© les applaudissements sonores et fas- tueux du vicomte de Thorigny , et pleine de reconnaissance , joyeuse et fiĂšre , elle s'Ă©tait bien vite empressĂ©e de raconter Ă sa fille l'effet prodigieux qu'elle avait produit sur Y illustre jeune homme c'est ainsi que madame Du- vercourt appelait le vicomte . Flora, bien qu'elle fĂ»t en gĂ©nĂ©ral d'une grande modestie, aimait pourtant les homma- ges qui s'adressaient Ă son talent de canta- trice et de tragĂ©dienne aussi, lorsqu'un soir elle rencontra sur le théùtre M. de Thorigny, ce fut d'une maniĂšre toute gracieuse, avec le plus aimable sourire, qu'elle rĂ©pondit Ă ses compliments exagĂ©rĂ©s. Le vicomte, qui joi- t. i. 12 \H'2 LĂ P01 i i gnait Ă une extrĂȘme souplesse de caractĂšre , un eapril vif et pĂ©tillant, n'eut pas k peine Ă sĂ©duire madame Duvercourt Ă force d'Ă©loges et de cajoleries ; et, sans qu'il eĂ»t mĂȘme be- soin de rĂ©clamer la faveur d'ĂȘtre admis chez Flora , la vieille mĂšre le pria de venir le plus souvent possible. Cependant Gustave n'ignorait pas que le marquis de Pons n'allait plus chez madame Duvercourt ; mais le marquis s'Ă©tait bien gardĂ© de lui dire la vĂ©ritable cause de cette brouille, et Gustave pouvait croire que l'Ă©trangelĂ© seule de madame Duvercourt, et ses naĂŻvetĂ©s parfois un peu grossiĂšres, avaient Ă©loignĂ© pour quel- que temps de sa maison un homme aussi haut placĂ© que le marquis de Pons. Celui-ci avait son projet , et ce n'Ă©tait pas sans raison qu'il avait amenĂ© Gustave chez Flora» BientĂŽt le marquis , ne pouvant rĂ©ussir Ă AUX OEUFS DOR. 183 pĂ©nĂ©trer dans la maison de madame Duver- court , crut devoir s'absenter pour quelque temps, ain de se faire regretter et rappeler peut-ĂȘtre. Il partit pour un voyage de plu- sieurs mois, disait-il des affaires de famille, des intĂ©rĂȘts fort compliquĂ©s exigeaient sa prĂ©sence dans le midi. Gustave, sans trop se rendre compte de ce qui se passait au fond de son coeur, fut secrĂš- tement enchantĂ© de ce dĂ©part, et quoique ce jeune homme 'fĂ»t la franchise et la sincĂ©ritĂ© mĂȘme , il eĂ»t peine Ă dissimuler sa joie lors- qu'il dit adieu au marquis de Pons. Il ne se passait pas deux jours sans que Valory n'allĂąt faire une visite Ă Flora, soit chez elle, soit dans sa loge au théùtre. Une douce et fraternelle intimitĂ© ne tarda pas Ă s'Ă©tablir entre Flora et Gustave. Un lien mys- tĂ©rieux et sympathique semblait unir ces deux 184 lĂ POl jeunes cĆurs l'un n'avait pas un dĂ©sir, une pensĂ©e, que l'autre presque Ă l'instant mĂȘme ne les partageĂąt ; tous deux aimant l'art et la poĂ©sie, ils avaient une horreur profonde pour tout ce qui est plat, vulgaire et mesquin. Flora devenait chaque jour plus instruite , et trouvait un charme ineffable Ă entendre Gus- tave lire, d'une voix mĂąle et vibrante, ces no- bles et impĂ©rissables ouvrages, Ă©ternel hon- neur de l'esprit humain. Avant de connaĂźtre Flora, Gustave ne savait pas une note de musique, et pour lui une par- tition Ă©tait un livre d'hĂ©breu; mais douĂ© d'une intelligence merveilleuse , d'une organisation poĂ©tique et musicale, il s'Ă©tait rapidement initiĂ© aux secrets de L'harmonie, Ă toutes les difficultĂ©s innombrables du solfĂšge. Quelques leçons de Flora, donnĂ©es en jouant , avaient suffi pour accomplir cette espĂšce de miracle. AUX OEUFS 'OR 185 Mais Gustave ne perdait point de vue ses grands travaux littĂ©raires ; il passait tour Ă tour de !a nouvelle tragĂ©die au libretto qu'il Ă©crivait pour l'auteur de Robert- le-diab le. Flora, sĂ©duite par le rĂŽle admirable qui lui Ă©tait destinĂ©, pressait chaque jour Gustave, et voulait Ă mesure lire le travail de la veille. Un mois environ s'Ă©coula. Gustave entrete- nait une correspondancesuivieavec le marquis de Pons qui ne semblait pas disposĂ© encore Ă revenir. Dans chaque lettre, ce dernier parlait de Flora ; il priait Gustave de a le tenir au cou- rant de tout ce qui se passait chez madame Du- vercourt. Gustaves'Ă©tait fidĂšlementacquittĂ©desonrĂŽle de correspondant; il avait racontĂ© au marquis, dans les plus grands dĂ©tails, tous les nouveaux triomphes de Flora et les progrĂšs miraculeux qu'elle semblait faire chaque jour. Jusqu'alors 18G i a roi ii il avait prononcĂ© Ă peine , dans ses lettres, le nom du vicomte dcThorigny; non pas qu'il eut prĂ©cisĂ©ment un motif pour cacher Ă M. de Pons les frĂ©quentes visites de cejeune homme et l'accueil empressĂ© de madame Duvercourt; mais craignant de laisser percer quelque ja- lousie, quelque rancune, ou plutĂŽt craignant de nuire Ă la rĂ©putation de Flora, il avait mieux aimĂ© se taire. Enfin, un jour, il reçut unelet- tre beaucoup plus catĂ©gorique et plus interro- gative que les autres ; le marquis s'Ă©tendait longuement sur le vicomte de Thorigny ; il voulait savoir s'il n'avait pas cherchĂ© Ă s'in- troduire dans la maison de Flora. Gustave , Ă©tonnĂ© d'une pareille question , Ă©vita d'y rĂ©- pondre; mais sa lettre avait quelque chose de vague et d'embarrassĂ© qui dut surprendre le marquis. Un matin , Gustave , brĂ»lant de verve et AUX OEUFS d'or. 187 d'inspiration, travaillait, assis prĂšs de sa fenĂȘ- tre, aux rayons du soleil levant. Quelquespots de fleurs, rangĂ©s sur le rebord de sa croisĂ©e , attiraient les papillons et les mouches qui voltigaient et bourdonnaient avec un doux murmure. De temps Ă autre, quelques moi- neaux effrontĂ©s venaient piller avidement les miettes de pain que Gustave, dans sa distrac- tion rĂȘveuse, avait Ă©parpillĂ©es devant la fenĂȘ- tre. Tout cela formait un assez joli tableau d'intĂ©rieur, qu'un peintre n'eĂ»t sans doute pas dĂ©daignĂ©. Par moments Gustave, un peu dĂ©rangĂ© de son travail par le bruit joyeux des oiseaux, relevait la tĂȘte, et regardait avec un sourire toute cette gentille scĂšne, pleine de vie, de bonheur et d'animation. Soudain un coup de sonnette retentit Ă la porte. â Ah ! bon Dieu, dit-il , en se leva ni avec impatience. Qui peut venir Ă cette heure? 188 LA POULS M I OEUFS d'or. quelque importun?.. Ma foi je n'ouvre pas... Mais les coups de sonnette recommencent avec plus de force ;et, comme il ne se pressait pas d 1 ouvrir , on frappe violemment Ă la porte avec le pommeau d'une canne, puis le carrillon devient terrible, incessant. Gustave, arrachĂ© si dĂ©sagrĂ©ablement Ă sa mĂ©ditation poĂ©tique , frappe du pied avec colĂšre , sans pouvoir se dĂ©cider encore a ouvrir; mais, dĂ©- sespĂ©rant du silence, il court Ă la porte. â Que diable ! je ne 'serai donc jamais tranquille! dit Gustave entre ses dents. La porte venait de s'ouvrir un grand jeune homme, mis avec une merveilleuse Ă©lĂ©gance, entre en se dandinant , une petite canne Ă la main. Gustave demeure frappĂ© de surprise c'Ă©tait le marquis de Pons. XV. DIPLOMATIE. â Eh ! mon cher monsieur de Valory,dit le fashionable, en lui secouant la main avec cor- dialitĂ©, vous ne m'attendiez guĂšre, je le vois ! et je tombe des nues !.. â En effet... rĂ©pond Gustave avec une cer- !>0 LA roi i i taino hĂ©sitation, je ne complais pas encore sur l'honneur de votre visite... â L'honneur de ma visite? Eh ! allons donc, je vous en conjure, ne faites pas de phrases ! il ne s'agit pas d'honneur et de cĂ©rĂ©moniecn- trenous... C'est moi, d'ailleurs, qui suis lier d'ĂȘtre votre ami, fier de venir dĂ©ranger dans son travail le plus grand poĂšte de notre Ă©po- que ! Une louange si merveilleusement hyperbo- lique, devait surprendre Gustave il regarda un instant le marquis pour s'assurer qu'un pareil Ă©loge n'Ă©tait point de la dĂ©rision. â Oui , mon cher monsieur Gustave, je vous dĂ©range... je vous trouble maladroite- ment dans vos inspirations ; mais pardonnez, moi, de grĂące! je n'y tenais plus, je voulais absolument vous voir ! Je descends de voiture; '''arrive Ă l'instant mĂȘme.,. AUX OEUFS D'OR. 191 â Mais il y a quelques jours encore, mon- sieur le marquis, votre derniĂšre lettre ne par- lait pas de retour. â Ah Ăź c'est vrai ; et je complais mĂȘme voyager un peu en Allemagne, dit nĂ©gligem- ment le marquis. J'aime beaucoup l'Allema- gne, sa poĂ©sie brumeuse comme son ciel; ses cathĂ©drales gothiques ; ses femmes blanches, rĂȘveuses et passionnĂ©es!... Eh! continua-t-il avec un Ă©clat de rire, excusez-moi, je fais de la poĂ©sie descriptive, du romantisme.... et franchement, ce n'est pas mon fort. A vous la palme en ce genre ! Mais descendons un peu de notre nuage , revenons sur la terre... En parlant de la sorte, le marquis de Pons s'Ă©tait assis dans un fauteuil; et, la tĂȘte ren- versĂ©e sur le dossier, les jambes croisĂ©es l'une sur l'autre, il jouait avec son lorgnon et le faisait tourner dans sa main. Gustave prit un ii2 I A POI II fauteuil et se mit Ă cote du marquis. Gustave Ă©tait pĂąle, sombre, prĂ©occupĂ© c'est qu'il avait beau faire , une rĂ©flexion acre et poi- gnante le torturait. â Eli bien! mon cher monsieur Gustave, demanda le marquis, en jetant un regard pro- tecteur sur les paperasses qui encombraient le bureau du poĂšte, avons-nous travaillĂ© un peu? Avance-t-elle enfin, cette fameuse Con- juration de Catilina, celte tragĂ©die que la co- mĂ©die Française attend comme le messie? Dites-moi , entrez-vous bientĂŽt en rĂ©pĂ©ti- tion ? â Pas encore , dit Gustave avec indiffĂ©- rence; j'ai Ă peine achevĂ© mon premier acte. â Bah! bah! est-ce qu'il est possible? Mais vous vous endormez, mon cher! Que diantre ! dans une Ă©poque comme la nĂŽtre, oĂč tout se fait au galop, oĂč l'esprit comme le aux oeufs d'or. 193 corps va sur un chemin de fer, vous auriez tort de ne pas vous hĂąter!... Prenez-y garde, on vous devancera !... â L'espace est libre! rĂ©pondit Gustave qu'on aille et qu'on marche ! je ne demande pas mieux que d'applaudir au triomphe de mes rivaux... â Oui , oui , vous ĂȘtes un excellent jeune homme; une nature gĂ©nĂ©reuse et primitive! Mais c'est Ă©gal , croyez-moi , servez-vous un peu plus de vos amis et du charlatanisme l'esprit et le talent, c'est bien ; l'habiletĂ©, le savoir-faire, c'est mieux!.. Puis , la conversation roula quelque temps encore sur des questions purement littĂ©raires et presque insignifiantes. Le marquis de Pons avait jelĂ© en avant toutes ces phrasesbanales, comme une espĂšce de prĂ©ambule qui devait l'amener insensiblement Ă ses fins. L-M LA l' â Vous dites donc, reprit-il, en se friSM L la moustache, que maintenant votre princi- pale occupation est ee libretto du Juif-Er- rant ? â Oui, ma foi! je vous l'avoue, et j'en ai presque honte car cela me donne un mal atroce; et je crains, aprĂšs tant de peine, de ne pas rĂ©ussir Ă faire grand'chose de bon... L'O- pĂ©ra est un genre Ă part qui veut une main trĂšs exercĂ©e, une extrĂȘme habitude, et j'ai peur de faire un ouvrage d'Ă©colier, une rapsodie absolument indigne de la musique du grand maestro... â Allez , allez toujours , mon cher ! Vous ĂȘtes beaucoup trop modeste ; vous ferez , j'en suis sĂ»r, un chef-d'Ćuvre auprĂšs de tous les opĂ©ras passĂ©s, prĂ©sents et futurs!... Et puis d'ailleurs, vous ĂȘtes merveilleusement inspirĂ© dans ce travail... Quand vous songez, n'est-ce aux oeufs d'or. 195 pas ? que vos vers seront chantĂ©s par une voix adorable , quand vous songez que Flora Du- vercourt... Le marquis de Pons s'interrompit soudain pour observer Gustave celui-ci venait de tressaillir. Gustave fit tout au monde pour dĂ©tourner la conversation ; mais le marquis la ramenait toujours sur Flora. â Sur ma parole ! disait le marquis dĂ© Pons avec exaltation, c'est une exquise et di- vine crĂ©ature!... Je ne crois pas, en vĂ©ritĂ©, qu'il soit possible de la voir trois jours de suite tĂšte-Ă -tĂȘle, ne fĂ»t-ce qu'une demi-heure, sans devenir passionnĂ©ment amoureux d'elle!... Gustave, Ă son tour, observa le marquis. â OĂč veut-il en venir? pensa- t-il. â Tenez, mon cher monsieur de Valory, je 196 POULE Ntux vous faire une confidence; je parie que vous ĂȘtes Ă deux mille lieues de soupçonner ce que je vais vous dire... Eh bien! moi, moi, qui, Dieu merci ! connais le monde, qui ne suis pas au berceau, j'ai pris la fuite... oui, comme un lĂąche, comme un niais, pour ne pas devenir fou!,.. â Je ne vous comprends pas... balbutia Gustave avec un tressaillement. â Eh! je le crois bien, mon Dieu! je ne me comprends pas moi-mĂȘme! Je veux donc vous dire que je sentais mon cĆur s'en aller tout doucement, s'en aller vers cet ange dont vous savez le nom... Sur Thonneur, je n'y tenais plus I â Quoi! monsieur le marquis... dit Gus- tave avec embarras, vous auriez eu cette fai- blesse?... un homme... comme vous? Par- donnez-moi, je vous croyais moins jeune !... AUX oeufs d'or. 197 â Eh! Eh! Eh! Je le suis loujours un peu, mon cher! Mais c'est Ă©gal, vous voyez que la raison a le dessus... Oh ! parbleu, je n'ai pas voulu succomber; et je vous jure bien que j'aurai de la force... J'ai rĂ©flĂ©chi... Certaines choses, qui autrefois auraient pu me sĂ©duire, ne sont plus, maintenant, possibles!... Je suis l'aĂźnĂ© de ma famille; je suis esclave de mon nom, de mon rang; et vous concevez-bien, n'est-ce pas ?. . . Il est inutile que je m'explique davantage... En outre, depuis trop longtemps je connais mademoiselle Flora Duvercourt, et je sais parfaitement que ce n'est pas une femme avec laquelle on pourrait engager une liaison banale et sans consĂ©quence... â En effet, monsieur le marquis, dit Gus- tave solennellement, mademoiselle Duvercourt mĂ©rite Ă tous Ă©gards la considĂ©ration et le respect! Je vous estime trop pour vous croire T. 1. 13 198 LA P01 i i un instant capable d'agir, envers cette jeune personne , autrement qu'en homme d'hon- neur... â Certes, mon cher monsieur de Valot . Mais je ne voudrais pas non plus qu'un autre vĂźnt s'emparer de ma position..» Oh! je ne vous le cache pas, je serais cruellement mor- tifiĂ©, et je me repentirais presque de nia dĂ©li- catesse, qui ne serait plus alors qu'une niai- serie!... Vous savez tout l'intĂ©rĂȘt que je porte Ă Flora Duvercourt?.. j'ai fait jusqu'ici tous mes efforts pour lui ĂȘtre utile c'est moi qui l'ai mise en relief dans le monde musical. Je l'ai fait engager Ă l'OpĂ©ra j j'ai trouvĂ© le moyen de lui avoir des rĂŽles magnifiques; et si vous la connaissez maintenant, si vous travaillez pour elle, vous, notre grand poĂ«te ! c'est Ă moi seul qu'elle en est redevable. â J'en conviens, dit Gustave avec Ă©tonne- AUX oeufs d'or. 199 ment, car il ne savait pas et ne pouvait com- prendre ce qui se passait dans l'Ăąme du mar- quis de Pons. Mais pourquoi ce langage? vous n'avez pas, je suppose, Ă vous plaindre de mademoiselle Duvercourt? Elle ignore ce que c'est que l'ingratitude.. . â Je l'espĂšre, monsieur Gustave, interrom- pit sĂšchement le marquis de Pons. Mais, Ă vrai dire, les apparences sont maintenant con- tre elle!... â Gomment donc? Veuillez vous expli- quer.... â C'est inutile... Et d'ailleurs, je suis peut- ĂȘtre injuste. Je veux bien croire qu'elle n'est pour rien dans certaines choses qui m'ont cruellement blessĂ©... Sa mĂšre est une Ă©trange crĂ©ature, grossiĂšre, mal Ă©levĂ©e , affreusement 4 200 LA POULE hĂ©tĂ©roclite... Et je ne dois pas en vouloir Ă Flora, jusqu'Ă plus ample explication, de Tac- cueil bizarre qu'il a plu Ă madame Duvercourt de me faire un matin... â Oui, je me rappelle, dit Gustave avec con- trainte c'Ă©tait une scĂšne fort dĂ©sagrĂ©able... pour moi-mĂȘme, je vous assure! Et je n'ai ja- mais su le motif d'une pareille altercation... â Ah ! jamais? VĂ©ritablement? â Jamais. Madame Duvercourt voulait tout me dire ; mais sa fille l'en a empĂȘchĂ©e. â Eh bien ! je n'aurai pas cette rĂ©serve, moi . Soyez tranquille, mon cher monsieur Gustave vous saurez tout dans les plus minutieux dĂ©- tails, et bientĂŽt... Quanta prĂ©sent, tout ce que je vous demande, c'est de venir faire ensemble un tour de promenade; et puis, nous irons chez Flora... AUX OEUFS 1'0R. 201 â TrĂšs volontiers , dit Gustave. Mais ne se- rait-il pas d'abord plus convenable que nous fissions prĂ©venir ces dames de votre arrivĂ©e ? â Non, non, pas du tout, au contraire. D'ailleurs , je veux Ă©viter les explications pour le moment... Si je voyais Flora seul, ou ma- dame Duvercourt, je pourrais me plaindre un peu trop rudement, peut-ĂȘtre! Mieux vaut que l'entrevue ait lieu en votre prĂ©sence vous serez, vous Gustave , un maintien de part et d'autre, un mĂ©diateur... â Mais encore , m'apprendrez-vous quel mystĂšre... â Oui, mais plus tard... Tenez , tout-Ă - l'heure en nous promenant... Qu'il me suffise de vous dire, mon cher monsieur, continua le marquis d'un air sombre, que je pourrais me trouver face Ă face chez Flora Duvercourt 202 LA POULE AUX OEUFS D'OR? avec un homme qui tĂŽt ou tard sentira mon Ă©pĂ©e ! . . â Que veut-il dire?... pensa Gustave. Cet homme, serait-ce le vicomte de ĂŻhorignv ? En vĂ©ritĂ©, mon cher monsieur de Pons, reprit-il avec un sourire forcĂ©, vous ĂȘtes avec moi d'un mystĂ©rieux!... C'est Ă©trange, mais vous ne vous exprimez qu'Ă la maniĂšre des sibylles... â Vous dites-lĂ plus vrai que vous ne pen- sez peut-ĂȘtre! RĂ©pondit de Pons en fronçant le sourcil. Et bien que je ne sois ni prophĂšte, ni sibylle, je pourrais vous prĂ©dire certaines cho- ses qui certainement arriveront avant qu'il soit peu!... â De mieux en mieux, sur ma parole! re- partit Gustave. En mĂȘme temps , il prit son chapeau , et sortit de la chambre avec le marquis. XVI. VIS APLOMB DE MARQUIS. AprĂšs une longue promenade entremĂȘlĂ©e de causeries, qui avaient laissĂ© pour Gustave les projets du marquis dans la mĂȘme obscu- ritĂ©, ilss'Ă©taientl'un et l'autre acheminĂ©s vers la demeure de Flora, En entrant, le marquis 201 LA l'OULE essaya de prendre une contenance Ternie et assurĂ©e; mais Ă peine eut-il aperçu Flora, qu'il devint pĂąle comme la mort il y avait tant de mĂ©pris et d'indignation dans les re- gards de cette jeune fille, innocente et pure, et cruellement offensĂ©e, que le marquis ne put soutenir ce foudroyant coup-d'Ćil. â Vous, ici?Vousmonsieur! ditFlora, la tĂȘte haute, les yeux brillants, les narines gonflĂ©es. Je ne veux pas vous recevoir ! Sortez ! . . . Et, comme le marquis, au comble de l'exas- pĂ©ration, s'emportait Ă de violentes menaces, Flora s'Ă©lança vers la porte, et sortit de l'ap- partement. â Monsieur, dit-elle d'une voix forte et vi- brante, sortez, ou j'appelle ! Gustave restait saisi de surprise. â Au nom du ciel, que faites- vous? disait* AUX OEUFS D'OR. Ă05 il en prenant les mains de Flora. Du calme, je vous en conjure !... Vous ne reconnaissez donc pas monsieur le marquis de Pons? â Oh! oui, je le reconnais! dit amĂšrement Flora, et je veux qu'il sorte, Ă l'instant mĂȘme!., ou bien c'est vous, monsieur Gustave, c'est vous qui le ferez sortir ! Vous ĂȘtes un homme de cĆur, et vous devez aide et protection Ă une femme qu'on outrage !... â Oui, sans doute, aide et protection ! dit Gustave profondĂ©ment Ă©mu. Et je ne demande qu'Ă vous prouver mon estime, mon dĂ©voue- ment! Oui, rien ne m'arrĂȘterait, pas mĂȘme la mort !... Mais oĂč donc est votre en- nemi, mademoiselle? OĂč donc est l'homme qui vous outrage? Car, franchement, monsieur le marquis n'a pas, aujourd'hui du moins, n'a pas un tort Ă se reprocher envers vous... â Oh! monsieur Gustave, si vous saviez!... 206 LA POl 1 1 Elle s'interrompit tout Ă coup; elle Ă©tait blanche de colĂšre. â Mais dites, Flora, dites, je \ous en con- jure!... reprit Gustave d'un ton suppliant. M. le marquis de Pons est-il donc si coupable Ă votreĂ©gard? Vous ĂȘtes irritĂ©e contre lui, je le sais... Mais au moins ne reculez pas devant une explication... Peut ĂȘtre Pa-t-on calomniĂ© Ă vos yeux... Peut-ĂȘtre... â Non, personne ne l'a calomniĂ©... mais c'est un lĂąche! Ce n'est pas un homme d'hon- neur ! â Mademoiselle, rĂ©pliqua le marquis, les dents serrĂ©es, prenez garde ! Je ne suis pas d'humeur patiente ! Les injures ne glissent pas sur moi!... Vous avez beau ĂȘtre une femme, prenez garde ! V â Oh! monsieur le marquis, je ne vous AUX OEUFS DOR. 207 crains pas ! N'ai-je point ici quelqu'un pour me dĂ©fendre ! Gustave, n'est-ce pas je puis compter sur vous? â Gustave I murmura sourdement le mar- quis. t- Oh ! oui , Flora, oui ! dit chaleureuse- ment Valory. Je suis votre dĂ©fenseur, votre frĂšre, et toujours, et partout I... Dites un mot, et ma vie, mon sang vous appartiennent!... Mais, par pitiĂ©, du calme !... Ne vous laissez pas aveugler par la colĂšre ĂŻ... Tout Ă l'heure encore M. de Pons me parlait de vous. Il me parlait de vous en ami respectueux et dĂ©vouĂ©... â Oh! mensonge! mensonge! Hypocrisie!.. C'est un ami, dites-vous? Non, c'estun ennemi lĂąche et mortel!... Je ne veux pas le voir, je ne veux pas ! La porte de l'appartement donnant sur l'es- 208 poi i I calier Ă©tait ouverte; le bruit de cette alterca- tion devait s'entendre jusque sous le vestibule. DĂ©jĂ plusieurs domestiques et le portier, in- quiets et curieux, avaient montĂ© quelques mar- ches ; et, se penchant en dehors de la balus- trade, ils renversaient la tĂȘte afin de voir cequi se passait aux Ă©tages supĂ©rieurs. Heureuse- ment pour le marquis de Pons, madame Du- vercourt Ă©tait cette fois rĂ©ellement absente; mais, tremblant qu'attirĂ©e par ce bruit, elle ne vĂźnt et ne fit une horrible esclandre, il prĂ©fĂ©ra sortir de l'appartement, et dit Ă Gustave â Mon ami, venez!... Elle est folle! Mais Gustave ne bougea point peut-ĂȘtre mĂȘme n'avait-il pas entendu les derniĂšres pa- roles du marquis; et, plein de surprise et d'in- quiĂ©tude , il ne dĂ©tachait pas ses regards de Flora qui , pĂąle et frissonnante , sembla tout- Ă -coup perdre ses forces, et tomba sans mou- vement dans les bras de Valory. AUX OEUFS d'or. 209 â Gustave ! murmura-l-elle d'une voix Ă©teinte, restez... â Eh ! venez donc, mon cher ! cria le mar- quis avec impatience, en frappant du pied; c'est de la comĂ©die , c'est du drame , c'est de l'opĂ©ra , c'est tout ce que vous voudrez... ex- ceptĂ© un Ă©vanouissement ! â Vous ĂȘtes bien dur, monsieur le mar- qnis! rĂ©pondit Gustave avec amertume. Voyez, voyez!... En effet, la pauvre Flora avait perdu entiĂš- rement connaissance ; elle Ă©tait comme morte entre les bras de Gustave et d'une femme de chambre qui venait d'accourir. â Parbleu ! monsieur de Valory, s'Ă©cria de Pons ironiquement , pour un poĂšte qui se pique de savoir, comme vous, tous les secrets du cĆur humain, vous ĂȘtes bien novice! t>l> LA POULE â Monsieur, dit fiĂšrement Gustave, vos plaisanteries ne sont pas de saison ! â Ah l vraiment, monsieur Gustave! Je vous gĂȘne, n'est-ce pas? VoilĂ ce que vous voulez dire? â Peut-ĂȘtre, Monsieur, peut-ĂȘtre... Mais, permettez-moi , je vous en conjure, de cesser la conversation... Mademoiselle Duvercourt est fort mal, et c'est d'elle seulement quUl faut s'occuper... â Oui, oui, je comprends vous et Thori- gny vous ĂȘtes fort bien ensemble... Aujour- d'hui l'un, demain l'autre... C'est bien! c'est bien!... C'est fort honorable ! â Monsieur! Monsieur ! dit Gustave, trans- portĂ© d'indignation , vous ÂŁtes un calomnia- teur ! â Ah! AUX OEUFS D'OR. 211 Et le marquis, dĂ©jĂ sur l'escalier, s'Ă©lançait de nouveau vers l'appartement, quand la femme de chambre, qui avait les maniĂšres brusques et dĂ©cidĂ©es Ă la façon de madame Duvercourt, poussa rudement la porte et la ferma au ver- rou. Le marquis, furieux , mais comprenant bien qu'une plus longue rĂ©sistance de sa part ne serait que burlesque, descendit prĂ©cipitam- ment l'escalier. â Oh! je me vengerai! murmura-t-il , et bientĂŽt !... Je me vengerai de tous deux !... de tous trois! Mais elle d'abord!., c'est elle que je veux perdre! Le poĂšte ensuite... Il sera tou- jours temps. " XVII. DEUX MOTS A L'OREILLE. Une fois seule avec Gustave, Flora Duver- court ne tarda point Ă reprendre connaissance. Alors, fondant en larmes, elle lui fit un com- plet aveu de tout ce qui s'Ă©tait passĂ© entre elle et le marquis de Pons. t. i. 14 '214 LA P01 I l â Je me taisais , Gustave , dit-elle ; j'avais encore pour cet homme un reste d'Ă©gards; je ne voulais pas l'humilier Ă vos yeux... Mais, puisque c'est lui qui m'y force, alors je parle ! â Oh ! le misĂ©rable ! s'Ă©cria Gustave en ser- rant les poings. Avec quelle hypocrisie, avec quelle audace il m'a trompĂ© !... Si vous saviez Flora, comme il parlait de vous , comme il jouait devant moi l'homme d'honneur !..Ah ! je comprends, maintenant ! je comprends tout! â Oui, Gustave, oui, c'est unlĂąche ! depuis longtemps je le connais, jelis dans son cĆur. fc . Oh! si ma mĂšre avait voulu me croire! Mais cet homme, avec son nom, avec sa fortune, avec ses titres, avait rĂ©ussi Ă l'Ă©blouir... C'est mon dĂ©shonneur qu'il voulait!.. â Flora, soyez tranquille! dit rĂ©solument AUX oeufs d'or. 215 Gustave, en lui serrant une main dans les siennes vous avez plus qu'un ami , vous avez un frĂšre ! et vous verrez bientĂŽt si l'Ă©pĂ©e d'un galant homme ne vaut pas celle d'un fat, d'un bretteur ! â Gustave, oh! vous m' effrayez!... Je vous en conjure, pas de duel avec cet homme !... Il vous tuerait! â Peut-ĂȘtre !... dit sourdement Gaslave , mais je ne le crois pas I J'ai pour moi la justice et ma conscience je serai fort ! â Non, Gustave, ne risquez pas votre vie pour moi. ..Je me dĂ©testerais ! ... Oh ! mon ami, s'Ă©cria-t-elle avec une douloureuse exaltation, s'il vous arrivait malheur, je n'aurais pas la force de vivre ! â Floral Flora! dit-il avec une profonde Ă©motion. Oh! que je suis heureux! quel bon- 2J6 LA FOI LL heur de vous entendre ! Le ciel est dans mon cĆur!... AussitĂŽt un coup de sonnette brusque et saccadĂ© les lit tressaillir madame Duvercoui t entra vivement dans la chambre, ses gros pieds dans une paire de galoches, un Ă©norme para- pluie vert Ă la main. âą â Eh bien ! eh bien ! dit-elle en frappant le parquet avec le bout de son parapluie qui se dĂ©ploya tout Ă coup, j'en apprends du joli ! Et dire que je n'Ă©tais pas lĂ ! pour lui tirer la moustache Ă ce grand efflanquĂ© de marquis !.. Gustave et Flora eurent beau faire pour calmer madame Duvercourt , sa fureur se dĂ©- chaĂźna terrible pendant plus de vingt minutes, avec un torrent d'injures et d'expressions bur- lesques , empruntĂ©es au vocubalaire des halles. aux oeufs d'or. 217 â Ah ! le coquin! disait-elle en se cambrant, un poing sur la hanche ScĂ©lĂ©rat ! pendard Ăź voleur ! tu veux me filouter la vertu de ma fille ' ... Attends, attends, marquis de Garabas! marquis de l'Ognon Ăź Je le donnerai du mar- quis parla figure, et du balai autre part!.. Ah! ah ! ah ! ma pauvre fille, mon enfant , ma co- cotte !... Gustave, bien persuadĂ© que les observations seraient inutiles, laissa la vieille femme don- ner un libre cours Ă sa colĂšre. â Ah ! mes enfants, mes chers enfants, dit-elle en se radoucissant un peu,je suis une fiĂšre imprudente aussi, moi ! Dire que j'ai pu me laisser faire au mĂȘme, et pendant si long- temps! je le prenais pour un Ă©pouseur,ce gueux de marquis !...Oh! mais c'est Ă©gal, va, ma fille, ne t'inquiĂšte pas... je t'en donnerai Ă choisir, 218 LA POULE des marquis, des ducs, et des pairs... et de plus huppĂ©s que ce petit freluquet! â Maman, je t'en supplie, dit Flora d'un air affectueux et chagrin, ne songe pas encore au mariage pour moi... â Tiens ! par exemple, en v'iĂ d'une autre! Crois-tu donc, mon petit trĂ©sor, que je vais te laisser moisir sur les planches? Quand je dis sur les planches... j'entends cette boutique de l'OpĂ©ra... Non, non, pas du tout, mon astre ! J'ai mon idĂ©e, moi... Je veux qu'il enrage, ton marquis! qu'il se mange les bras jusqu'au cou- de!.. Oui, j'ai ma vengeance! Je te mitonne un vicomte, un vrai vicomte, un beau vicomte ! cinq cents mille livres de rente... en espĂ©ran- ce ! et des chĂąteaux en veux-tu, en voilĂ ! Gustave regardait Flora d'un air triste et profond. Celle-ci, tournant sur lui des yeux pleins de tendresse et de mĂ©lancolie, rĂ©pondit aux oeufs d'or. 249 Ă sa mĂšre sans cesser un instant de regarder Gustave â Maman, crois-moi, n'ayons pas ces idĂ©es ambitieuses... la fortune et les titres n'appor- tent pas toujours le bonheur!.. Au contraire , elles le font fuir bien souvent!... â Ah ça, ah ça ! qu'est-ce que tu nous chan- tes, toi? dit madame Duvercourt, en Ă©earquil- lant ses gros yeux. â Je dis, maman, que sans ĂȘtre riches, nous arriverons tĂŽt ou tard au bien ĂȘtre. Mainte- nant, grĂące Ă Dieu, ma position est assurĂ©e ; mes appointements nepeuvent que s'accroĂźtre; et dans quelques annĂ©es... â Oui, oui, je t'engagea compter sur les annĂ©es! rĂ©pliqua madame Duvercourt, en re- plongeant son parapluie dans la gaĂźne de ser- ge, VoilĂ comme sont les jeunesses. Elles s'i* '220 I A M> Il maginent qifon no vieillit pas, que les dents vous tiennent dans la bouche, et les cheveux sur la tĂŽle, comme les marronniers des Tuile- ries... Mais, pas de ça, Lisette ! les dents , ça tombe; les cheveux, ça tombe; tout tombe, quoi ! Tu as beau chanter comme un rossignol, tu peux devenir muette... Un bon rhume, un maudit catarrhe, une extinction de voix... et bernicle! adieu le sol ! la chanterelle est cas- sĂ©e.. . ça ne vaut plus que deux liards ! . . â Eh ! maman , repartit Flora avec un mĂ©lange de tristesse et d'impatience, pourquoi prĂ©voir de tels malheurs? Dieu merci, je suis jeune et bien portante ; jamais un rhume! ma voix ne peut, au contraire, que gagner... Pourquoi veux-tu donc que je la perde?.. â Je veux? je veux , dis-tu ? interrompit madame Duvercourt d'un ton colĂšre. Non, certes, je ne veux pas! je ne veux pas du tout! AUX OEUFS D*OR. 221 je te le dĂ©fends mĂȘme expressĂ©ment!.. Mais enfin les choses viennent sans nous demander permission; et tu as plus d'un exemple Ă l'O- pĂ©ra... suffit ! Je ne veux pas que ma petite Florinette passe toute sa vie Ă s'Ă©gosiller sur un théùtre... Il faut absolument qu'elle soit vi- comtesse, et je tiens mon vicomte ! . . . Gustave comprenait parfaitement toute la pensĂ©e de madame Duvercourt ; et , muet , sombre, pensif, il fronçait les sourcils. Flora gardait le silence. â Laisse-moi faire, ma cocotte chĂ©rie ! re- prit madame Duvercourt , en appliquant un gros baiser sonore sur la joue de sa fdle. J'ai ton affaire entre mille; et le vicomte de Tho- rigny... Elle s'interrompit tout Ă coup ; la porte ve- nait de s'ouvrir , et la femme de chambre an- nonça le vicomte de Thorigny. Ă22 LA POULE â Ah! mois c'est comme une bĂ©nĂ©diction! c'est un coup du ciel! s'Ă©crie madame Duver- court en s'Ă©lançant vers le vicomte et lui pre- nant les deux mains qu'elle serre avec une tendresse frĂ©nĂ©tique. Monsieur le vicomte, ce cher monsieur le vicomte! On soupirait aprĂšs lui... Comme je suis heureuse!... Le vicomte fit de son mieux pour rĂ©pondre aux dĂ©monstrations cordiales de la vieille femme. En mĂȘme temps, il saluait Flora d'un air aimable et dĂ©gagĂ©, et lui prodiguait toute sorte de compliments. â Oui, mademoiselle, en vĂ©ritĂ©, disait-il avec un tendre sourire, votre nom est dans toutes les bouches ! On vous admire, on vous aime, on vous adore!... Tout-Ă -l'heure encore on parlait de vous chez l'ambassadrice d'An- gleterre ; et, si vous n'Ă©tiez pas si modeste, % aux cĆurs d'or. 223 je vous dirais toute la conversation, mot pour mot... AprĂšs quelques paroles plus ou moins in- signifiantes, Ă©changĂ©es de part et d'autre, le vicomte, se penchant Ă l'oreille de Gustave, lui dit plusieurs mots Ă voix basse. â C'est bien , rĂ©pondit Gustave Ă demi- voix. Je suis prĂȘt... â Chut ! fit le vicomle d'un air mystĂ©rieux . On nous observe... Qu'on ne se doute de rien ! . . . â Dans cinq minutes je vous suis, repartit Gustave. â Eh bien? eh bien?... Qu^est-ce que vous marronnez donc lĂ ? dit madame Duvercourt, qui n'aimait pas les apartĂ© ailleurs qu'au théùtre. Vous semblez tout soucieux, Monsieur le vicomte,.. Qu'est-ce que c'est donc?! ^24 l-A 1MH LE â Oh Ăź rien... rien, je VOUS assure, ma chĂšre madame Duvercourt! repondit le vi- comte en souriant. Je parlais Ă M. Gustave d'un pclit journal... Il s'agit d'un article que je voudrais faire passer. â Un article? Ah! dit madame Duvercourt, en se frottant les mains. J'aime beaucoup les articles, moi ! Surtout quand ils font mousser mon petit ange... â Eli bien! vous serez contente alors, j'es- pĂšre, rĂ©pondit le vicomte en se dandinant. Mais pardon , ma chĂšre dame, il n'y a pas un instant Ă perdre, on nous attend au journal... â Et quel journal, s'il vous plait, mon cher monsieur le vicomte? â Le Troubadour . Demain, j'aurai le plaisir de vous apporter le numĂ©ro. â Allez, allez, mes amis, mes bons amis! AUX obufs d'or. 225 dit madame Duvercourt, le visage Ă©clatant de joie. En v'ia des amis vĂ©ritables, des applau- disseurs! C'est bien, c'est bien! Courage, monsieur Gustave! bravo, monsieur le vi- comte! Chauffez, chauffez ma petite!... Et le vicomte sortit de la chambre avec Gus- tave, qui, en prenant congĂ© de Flora, lui avait serrĂ© la main d'un air triste et rĂȘveur. â Tu \ois bien, colombe, dit madame Du- vercourt Ă Flora dans quatre ou cinq mois au plus, nous serons prĂ©sentĂ©es Ă Sa MajestĂ© Louis-Philippe ! xvra. LE TROUBADOUR. Le lendemain matin , madame Duvercourt reçut un journal sous enveloppe c'Ă©tait le nu- mĂ©ro du Troubadour si pompeusement an- noncĂ© par le vicomte de Thorigny. â Ah ! ah ! s'Ă©cria-t-elle en battant des 228 LA. POl LE mains. Voici donc la fameuse article ! Nous allons voir! nous allons voir !... Flora! viens, ma petite... C'est le journal... Viens me dĂ©- chiffrer ça... Madame Duvercourt avait grand besoin d'as- sistance en pareille occasion, car elle ne lisait pas trĂšs-couramment. NĂ©anmoins, comme Flora qui Ă©tait en train de s'habiller n'arrivait pas tout de suite, la vieille, ne pouvant modĂ©rer son impatience, dĂ©ploya le journal et se mit Ă Ă©peler le titre des articles. Elle parvint , non sans quelques efforts, Ă rassembler ces mots imprimĂ©s en gros carac- tĂšres Salon d'Ărard, concert de mademoi- selle FLORA DUVERCOURT. Mais l'article Ă©tait imprimĂ© trop fin , et madame Duvercourt n'avait point ses lu- nettes. AUX oeufs d'or. 2Ă9 â Flora! Flora! criait-elle avec impatience. Accours donc, paresseuse ! â Oui, maman , me voici. J'achĂšve d'agra- fer ma robe. Et madame Duvercourt, examinant l'article dans tous les sens, voyait briller Ă chaque ligne le nom de Flora ; de temps Ă autre elle saisissait un lambeau de phrase, vague et tron- quĂ©e, qu'elle se hĂątait de rĂ©tablir et de com- plĂ©ter dans son imagination. â Oh ! c'est superbe ! disait-elle Ă demi- voix. Quel bonheur d'avoir dans sa manche des poĂštes et des vicomtes! Ăa vous pose un peu joliment. Bon! bon! soyez tranquille, monsieur le directeur de l'OpĂ©ra; quand no- tre engagement sera fini, nous vous ferons cra- cher au bassinet!... Oui, oui, cinq cents francs de feux autrement, bonsoir, nous fermons le bec et l'oiseau ne chante plus! T. i. 15 230 LA POULE Enfin, la jeune cĂ nlĂąVrĂźce parut, et sa mĂšre, lui prĂ©sentant le journal dune main trem- blante d'Ă©motion, dit en se rengorgeant â Lisez-moi ça , madame la vieomtese ! vous m'en direz de bonnes nouvelles. Flora, toute rayonnante dĂ©plaisir, jeta un coup-d'Ćil sur l'article que lui dĂ©signait sa mĂšre; mais trop agitĂ©e, trop Ă©mue pour lire Ă haute voix, elle s'interrompit au milieu de la seconde ligne. â Cet excellent M. Gustave! dit-elle avec un accent plein de reconnaissance, il ne manque jamais une occasion de m'ĂȘlre agrĂ©able. â Ah ça! es-tu folle, ma chĂšre? que viens- tu nous parler de Gustave? c^est Ă M. le vi- comte de Thorigny que tu dois cette fameuse Ă©loge AUX oeufs d'or. 231 â Non, maman, non, je t'assure. L'auteur de cet article est M. Gustave j'en mettrais ma main au feu. â Eh bien! elle pourrait te cuire, ta main, fillette ! Quand je dis une chose , moi, c'est que j'en suis sĂ»re. D'abord ce cher vicomte me fait ses confidences... Il m'a dit l'autre jour tout ce qu'il voulait mettre dans son ar- ticle , et je reconnais mon homme... Oui, \ois-tu, dĂšs la premiĂšre ligne. Je suis une fiĂšre connaisseuse , va ! Tandis que madame Duvercourt parlait sans interruption , Flora, un peu plus calme, s'Ă©tait remise Ă lire l'article. â Ăa chauffe , ma cocotte , ça chauffe !.. nous avons la vogue! A prĂ©sent je ne veux plus que tu chantes dans leurs concerts Ă bĂ©nĂ©fice ou pour les pauvres , c'est-Ă -dire pour le roi de Prusse. Il nous faut trente jaunets, pas un 232 LA POULE sou de moins j ou bien, ça m'est Ă©gal, ils fe~ ront chanter le diable , si ça peut leur l'aire plaisir ils n'auront pas mĂȘme de nous un ira la la. Mais va donc; lis tu es muette comme une carpe! En mĂȘme temps , madame Duvercourt , Ă©tonnĂ©e de ne recevoir aucune rĂ©ponse , tourna la tĂšte vers Flora qu'elle n'avait pas regardĂ©e depuis quelques minutes. â Eh ! bon Dieu ! qu'est-ce que t'i as donc , Flora ?.. La jeune fille Ă©tait d'une pĂąleur mortelle ; ses yeux demeuraient fixĂ©s avec dĂ©sespoir sur le papier qui tremblait dans sa main ; deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. â Mais encore une fois qu'est-ce qui te prend? dit madame Duvercourt avec un mĂ©- AUX oeufs d'ok. 233 lange d'inquiĂ©tude et de mauvaise humeur. Ali ! ça, mais tu n'es pas raisonnable! Com- ment ! les Ă©loges le font encore un effet pareil? tu devrais pourtant^ ĂȘtre habituĂ©e.... Allons, allons, ne fais donc pas la petite fille ! C'est bĂȘte Ă manger du son ! Flora ne put rĂ©pondre que par un soupir; et, laissant tomber sa tĂȘte sur sa poitrine, elle se mit Ă fondre en pleurs. â Oh ! mon Dieu Ăź mon Dieu ! murmurait- elle au milieu des sanglots qui la suffo- quaient. Quoique madame Duvercourt ne fut pas un modĂšle de tendresse et de sensibilitĂ© , elle ne put se dĂ©fendre d'une certaine Ă©motion, en voyant la douleur de sa fdle. â Flora! ma pauvre Flora! dit elle en lui pre- nant les mains avec affection ; je t'en prie, dis- 234 LA POULE moi ce qui te fait pleurer? Je suis bien sĂ»re que c'est lu joie,... mais n'importe, ma chĂšre enfant, je voudrais que tu t'expliques.... â Oh ! c'est horrible ! me traiter de la sorte !..- Et Flora, toujours Ă©touffĂ©e de sanglots, n'en pouvait dire davantage. â Ma foi ! reprit la mĂšre d'un ton bourru, si j'y comprends quelque chose, je veux bien qu'on m'Ă©corche toute vive. â Tiens, lis, maman.... dit Flora d'une voix faible et tremblante. â Lis toi-mĂȘme lu vois bien que je n'ai pas mes lunettes; et puis d'abord, c'est Ă©crit trop fin. ĂĂč surplus, je n'ai pas trop besoin de savoir ce qu'il y a lĂ -dedans... .C'est toujours la mĂȘme chanson. Des compliments et des cajo- leries Ă vous faire tourner la caboche !... Oui, aux oeufs d'or. 25S pardienne ! je devine ! tu es belle comme trente six mille VĂ©nus ; tes cheveux sont noirs comme un geai \ et puis ta petite bouche est un nid d'amours, tout garni de perles... avec un rossignol qui chante... Hein ! c'est pas ça ? Tu vois bien que je mets le doigt dessus, et que je vous fais l'article d'une maniĂšre un peu soignĂ©e. Mais Flora n'avait point l'air d'entendre; elle conservait toujours la mĂȘme attitude, la mĂȘme expression douloureuse et dĂ©couragĂ©e. â Voyons, petite, voyons , parle ! reprit madame Duvercourt,en lui relevant la tĂȘte d'une main et la regardant en face , tu m'im- patientes Ă la fin ! Est-ce que tu as avalĂ© ta langue ? â Maman! maman Ăź si tu savais!... Oh ! c'est une abomination! Cet article est infĂąme ! â InfĂąme ? rĂ©pĂ©ta , madame Duvercourt 236 i a POULE pĂ©trifiĂ©e Ăźle surprise. Mais ce n'est >is possi- ble ! Quand je te dis que c'est M. le vicomte qui en est l'auteur !... â Non, maman , non ! c'est un ennemi mortel qui a pu seul Ă©crire ces lignes. Elles sont autant d'injures et de mensonges... â Des injures! je voudrais bien voir ça! dit madame Duvercourt qui devint pourpre de colĂšre. â Oh! je comprends!... oui, je reconnais la main!... c'est luil c'est le marquis de Pons! Il n'y a que cet homme lĂ qui soit assez lĂąche pour calomnier une femme ! â Mais voyons donc? s'Ă©cria madame Du- vercourt, en ramassant le journal tombĂ© Ă terre et l'approchant de son nez, Mes lunettes, Jus- tine, mes lunettes ! La femme de chambre accourut en s'enten- AUX oeufs d'or. 237 dant appeler ; et, curieuse d'apprendre ce que renfermait l'article, elle offrit Ă sa maĂźtresse de lui en faire la lecture , puisque mademoi- selle Flora Ă©tait trop Ă©mue. â Non, non, je vous en prie, Justine! dit Flora en sangiotant; ne lisez pas ces infa- mies! â Mais au contraire, je veux qu'elle lise, moi! repartit madame Duvercourt d'un ton impĂ©rieux. Ce n'est pas au moins que Justine soit plus habile que moi Ă la lecture ; mais elle a de meilleurs yeux et peut lire sans lunettes. Allons, vite, Justine. La femme de chambre, qui avait un certain amour-propre littĂ©raire, n'avait garde de lais- ser Ă©chapper cette occasion de montrer son savoir. Elle lut donc Ă voix haute, et sans trop Ăąnonner Le dernier concert, qui s'est donnĂ© dans 238 LA VOILE les salons d'Erard, avait attirĂ© toute l'Ă©lite de la sociĂ©tĂ© parisienne. Au Tait, jamais pro- gramme plus magnifique et plus pompeux! Messieurs Listz et Thalberg , nos cĂ©lĂšbres c virtuoses, devaient rivaliser d'Ă©clat, de verve et d'harmonie ajoutez Ă ces deux grands noms, les noms d'Artot et d'AIexan- t dre Batta, et puis encore les plus hautes rĂ©- f putations musicales des Bouffes, et de TAca- demie Royale de Musique. » On peut dire que le programme, bien que trĂšs fastueux, a rempli toutes ses pro- t messes ; il est fĂącheux que mademoiselle ⏠Flora Duvercourt n'ait pas fait de mĂȘme. Celte jeune et brillante cantatrice, qui lais- sait concevoir de si belles espĂ©rances, s'est endormie fort imprudemment sur ses lau- riers, et par malheur, elle s'est enrouĂ©e t quelque peu dans son sommeil. Sa voix, aux oeufs d'or. 239 d'abord si fraĂźche et si veloutĂ©e , s'Ă©raille aprĂšs les trois ou quatre premiĂšres mesures; ⏠et bientĂŽt c'est une cacophonie dĂ©plora- ble... » â Cacaphonie? qu'est-ce que c'est que ça? interrompit madame Duvercourt d'un ton furieux. Comment! appeler ma fille cacapho- nie!... Les drĂŽles! les butors! les gueux!... Oh ! si f je tenais Fauteur de cette article, je lui ferais avaler tout son gredin de journal!.. âą â Mais ce n^est pas tout, madame, reprit Justine qui avait continuĂ© de lire tout bas. En voilĂ bien d'autres horreurs ! On prĂ©tend que mademoiselle Flora est trĂšs heureuse d'ĂȘtre jolie... et puis, allez, bien d'autres choses!... â Quoi? de quoi? plaĂźt il? s'Ă©cria ma- dame Duvercourt rouge comme une pivoine. 240 LA POl II Est-ce que par hasard on mĂ©caniserait la vertu de ma ille? â Vraiment, c'est affreux, madame ! pour- suivit Justine. En voilĂ des calomnies !... Flora, le visage entre ses deux mains, pleu- rait toujours Ă chaudes larmes. â Voyons! dĂ©pĂȘche, Justine! cria ma- dame Duvercourt, dont l'exaspĂ©ration redou- blait Ă chaque syllabe. Je veux savoir jusqu'au bout toute l'histoire... et puis, j'irai, moi, dans leur boutique! je leur flanquerai une danse... avec un tremblement gĂ©nĂ©ral! Je bouscule tout, dans leur comptoir! Ah! jour- nalistes de malheur , je vous en dĂ©goiserai, moi, et du chenu!... Lis , lis donc , Justine! â Non , madame , rĂ©pondit la femme de chambre en jetant le journal sur une table. Je n'en ai plus le courage!... vous m'arra- cheriez les yeux!... AUX OEUFS D'OR. 241 â Oh! oh! ah! ahl il paraĂźt que c'est gra- ve ! et qu'on nous refuse un certificat de bonne vie et mĆurs!... LĂ , lĂ , vite! lis-moi toute la kyrielle, je me charge du reste!... â Eh bien I madame, c'est inutile. . . Je vous assure qu'en vous lisant toutes ces bĂȘtises-lĂ , je vous ferais de la peine.. . On dit seulement que mademoiselle est jolie, trĂšs jolie, char- mante... qu'elle a une taille de guĂȘpe, un col de sylphide... et puis toutes sortes de fari* boles... Jusqu'ici, madame, il n'y a pas grand mal. Mais ce n'est pas tout voyez un peu la malice et le venin des langues!... On prĂ©tend, c'est un mensonge! et je le crierai partout!... on prĂ©tend que mademoiselle a des complai- sances, passez-moi le mot., des complaisances, ou quelque chose d'analogue, pour les em- ployĂ©s du dĂ©partement des Beaux-Arts, pour principaux artistes du Grand-OpĂ©ra, et 242 LA POULE notamment.... oui, madame, notamment, pour un jeune poĂšte, M. Gustave Valory. Madame Duvercourt voulut parler; mais sa fureur Ă©tait si violente, qu'elle ne put articu- ler une syllabe. Ses yeux flamboyaient comme des charbons ; ses narines gonflĂ©es bruissaient comme un soufflet de forge; on voyait sa gorge Ă©norme s'Ă©lever et s'abaisser, pareille aux vagues enflĂ©es par la tempĂȘte. Enfin, la vieille femme, retrouvant l'usage de la parole, s'Ă©cria d'un accent courroucĂ© â Oh! oh! oh! VoilĂ donc cette article! cette article si chouette que m'avait promis le vicomte ! .. . Elle est belle, elle est fraĂźche, l'ar- ticle!... Oh ! non, ça ne se passera pas comme çaĂź... Je vengerai ma fille! je prouverai au monde entier que c'est du mensonge! ma fille est innocente , innocente comme un enfant de trois jours! et si Ton ne me croit pas, alors, AUX oeufs d'or. 243 alors..., qu'on vienne y voirl... Oh! oh! oh! les gueux! les filous! les monstres! Nous voler notre rĂ©putation, notre vertu, qui est notre seul bijou ! . . . Ya ! va ! sois tranquille, ma pau- vre Florinette! continua-t-elle, en Ranimant par degrĂ©s je les frotterai d'importance! Oh! oui,, oui , je veux savoir quel est le scĂ©lĂ©rat qui ose griffonner ces horreurs!.*. Mais, d'a- bord, c'est le vicomte, c'est lui qui paiera pour tous!.. Oh! s'il pouvait venir !... Un coup de sonnette retentit. Justine va ouvrir c'est le vicomte. XIX. UN VENGEUR. Il entre, la figure pĂąle et dĂ©composĂ©e. A peine madame Duvercourt l'a- 1- elle aperçu, qu'elle s'Ă©lance vers lui tremblante et furieuse. t. i. *6 fc i46 LA POULE â Ah! voilĂ donc monsieur le vicomte! dit-elle en secouant la tĂȘte et se croisant les bras. Merci ! merci !... vous avez joliment soi- gnĂ© ma fille !... â Oui, je comprends, madame, rĂ©pond le vicomte d'un accent pĂ©nĂ©trĂ© vous avez lu cet article, cet article infĂąme! et vous pouvez croire que je me suis permis hier, Ă votre Ă©gard, une infernale mystification... â Il ne s'agit pas de tout ça! interrompt madame Duvercourt en se cambrant d'un air majestueux. Pas de grands mots, et venons au fait. Vous m'avez envoyĂ© sous enveloppe ce polisson de journal, qui nous traĂźne dans la boue,, moi et ma fdle ! â Non , madame, non ! ce n'est pas moi , je vous jure, qui vousai fait un pareil envoi !... Oh! Dieu m'est tĂ©moin que je voudrais bien savoir qui '....CenepeutĂȘtrequ'undrĂŽle^qu'un aux oeufs d'or, 247 misĂ©rable ! et j'aurais un bonheur extrĂȘme Ă lui couper les oreilles !... C'est vrai, madame, hier je vous ai parlĂ© d'un article qui devait passer aujourd'hui dans le Troubadour l'ar- ticle Ă©tait donnĂ© Ă l'impression; moi, qui vous parle, je l'ai corrigĂ© hier... â Ah ben! ah benĂź elles sont fraĂźches vos corrections! interrompit la vieille, d'une voix de stentor. â Mais je vous en conjure, ma chĂšre ma- dame Duvercourt, laissez-moi m'expliquer... Je vous rĂ©pĂšte que l'article devait passer ce malin; mais il y a eu dans la composition du journal, je ne sais quelle abominable super- cherie!,.. Bref, on a substituĂ© un autre arti- cle au mien , un article injurieux, infĂąme, plein de calomnies atroces! Et ce qu'il y a de plus Ă©trange dans toute cette affaire, c'est qu'il m'a Ă©tĂ© impossible encore de dĂ©couvrir 248 LA POULE le vĂ©ritable auteur de cette diatribe. C'est un mystĂšre, un mystĂšre profond I... Oh! si je pouvais savoir I... â Je sais , moi ! interrompit Flora d'une voix faible et sanglotante. â Parlez, mademoiselle, parlez, je vous en supplie! s'Ă©cria chaleureusement le vicomte. Et je ne demande qu'Ă vous venger! Oui, quel qu'il soit, le misĂ©rable, je ne lui ferai pas grĂą- ce 1 et son sang paiera vos pleurs !.. â Bravo ! bravo ! dit madame Duvercourt d'un ton belliqueux en secouant la main du vicomte; bravo, jeune homme, je vous approu- ve!.. Oui, tuez-moile coquin, pourlui appren- dre Ă vivre! et aprĂšs, vous serez content de moi... Oui, vous aurez ma fille... quand vous l'aurez vengĂ©e. Le vicomte,qui Ă©lait bien loin de s'attendre Ă une offre pareille faite Ă brĂ»le pourpoint, AUX OEUFS d'or. 249 demeura un instantfrappĂ© desurpriseetmuet. Eniin, pour se donner une contenance et ca- cher son trouble mĂȘlĂ© de joie, il reprit impĂ©- tueusement â Mademoiselle, oh! de grĂące, si vous avez quelques soupçons , veuillez m'en faire part... â C'est inutile, monsieur, c'est inutile, rĂ©- pondit Flora tristement. â Mademoiselle , je vous en supplie , un seul mot, un seul !.. J'ai dĂ©jĂ quelques doutes, moi qui vous parle; oui, je serais presque ten- tĂ© de croire... Mais une telle infamie, une lĂą- chetĂ© pareille de la part d'un homme si haut placĂ©, oh! c'est Ă peine vraisemblable! N'importe! n'importe! Je le connais main- tenant, cet homme. . . il est capable de bien des choses... â Et de qui parlez-vous? de quel hom- 250 LA POULE me? demanda vivement madame Duver- court. â Mademoiselle Flora doit me comprendre, j'en suis sĂ»r... â Oui, oui, monsieur! dit Flora en secouant la tĂȘte. â Ah! ah! tu comprends, petite? Eh bien! parle... nomme le masque... et voici monsieur le vicomte de Thorigny qui est un brave, et qui va lui couper le nez!...!N'est-il pas vrai, vicomte? â Oh! madame , je serais heureux de vous prouver mon dĂ©vouement! Non, vous ne pou- vez concevoir tout ce qu'il y a d'indignation dans mon cĆur!.. C'est horrible! c'est horri- ble! Calomnier, outrager, couvrir de fange et d'opprobre une jeune fille aussi pure, aussi chaste! il faut n'avoir pas d'entrailles, n'avoir AUX OEUFS DOR. 251 pas de sang dans les veines... Mais j'en ai, Dieu merci! et pour dĂ©fendre, pour venger mademoiselle Flora Duvercourt, je suis prĂȘt Ă le rĂ©pandre jusqu'Ă la derniĂšre goutte!.. â Bien, bien, jeune homme! Vous ĂȘtes un vrai vicomte, au moins, vous! dit madame Du- vercourt, en lui tendant la main. Ă la bonne heure! en v'iĂ un de noble, un fils de pair de France! Gomme je vous embrasserais ça, si j'Ă©tais sa mĂšre! â Eh bien, ma chĂšre madame Duvercourt, allons, faites comme si j'Ă©tais votre fils... je vous en conjure! Et la vieille femme, s'Ă©lançant les bras Ă©ten- dus vers le vicomte, le pressa contre son cĆur avec enthousiasme. â Oh ! oh ! que c'est touchant! murmura-t- elle d'une voix attendrie. Parole d'honneur j'en pleurerais, si je n'Ă©tais pas en rage. Ce LA P01 i .!âą' cher vicomte, quelle bonne pĂąte d'homme! Comme il vaut mieux dans son petit doigt que le marquis de Pons dans tout son indi- vidu! â Le niarquisdcPons! dit Flora d'une voix faible et vibrante d'indignation . â Oui, oui, c'est un joli coco Ăź reprit mada- me Duvercourt d'une voix aigre et perçante. Je lui conseille de remettre la patte sur mon parquet... Oh! ohĂź Je lui rafraĂźchirais sa frimousse de marquis avec un sceau d'eau froide ! . . â Eh bien!] entre nous soit dit, madame Du- vercourt , vous n'auriez pas tort ! murmura le vicomte d'un air significatif. Cet homme est votre ennemi ; il ne cherche qu'Ă vous nuire; et mĂȘmeil voudraitfaire croire. . . â De quoi ? de quoi ? aux oeufs d'or. 255 â Non, mieux vaut me taire ! dit le vicomte en fronçant les sourcils. Vous sentez bien que je sais Ă quoi m'en tenir... Dieu merci, jecon- nais et puis apprĂ©cier mademoiselle Flora Du- vercourt. Je sais qu'il n^y a pas sur la terre une crĂ©ature plus sainte et plus charmante ! Oh ! c'est un ange de candeur et de puretĂ© !.. â Je l'espĂšre bien, monsieur le vicomte, et celui qui sera assez heureux pour obtenir ce cher petit trĂ©sor , pourra dire , ma foi, qu'il n'est pas volĂ©!.. Et quand je pense, vieille bĂȘte que je suis ! oui quand je pense que je l'aurais donnĂ©e les yeux fermĂ©s , ma pauvre bichette, Ă ce grand scĂ©lĂ©rat de marquis!.. N'est-ce pas Ă faire dresser les cheveux ?.. Oh! tenez, vicomte, parole d'honneur, j'en fris- sonne ! Donnez-moi la main... je tombe !.. Je vais m'Ă©vanouir !.. Et soutenait dans ses bras la 254 la roi le grosse vieille cjui, penchĂ©e en arriĂšre, pesait de toute sa lourdeur sur le vicomte. Mais tout Ă coup, se redressant comme par magie , elle s'Ă©cria d'une voix de tonnerre â J'y suis ! j'y suis ! c'est le bon Dieu qui me souffle Ă l'oreille... Oui , parole d'hon- neur! le brigand qui a fait cette article, ou qui l'a payĂ©e, ça ne peut ĂȘtre que le marquis de Pons ! â C'est lui ! c'est lui ! rĂ©pĂ©ta vivement Flo- ra Duvercourt. â Est-il possible ? quoi ! vous avez toutes deux la mĂȘme idĂ©e ? Eh bien ! moi aussi , je 1 a partage... Et sans plus attendre, je vais trou- ver le marquis! je lui demanderai raison... Je le forcerai Ă se battre. â Oh ! oui, oui, vous ferez bien ! interrom- pit madame Duvercourt, en se fendant comme aux okufs d'or. 255 un maĂźtre d'armes, et tendant le bras. Une , deux! flic, flac! !.. Bon! courage !.. At- tends,attends, gredin! Une, deux! pif !.. Une deux ! paf ! Ah ! ah ! j'espĂšre !.. Et tout essoufflĂ©e , pourpre comme une crĂȘte de coq, elle se laissa tomber dans un fauteuil. â Soyez tranquille , madame ! reposez- vous sur moi ! dit le vicomte d'un ton fier et menaçant. Demain , Ă pareille heure, vous serez vengĂ©e !... ou bien j'aurai cessĂ© de vi- vre [ â Non, monsieur le vicomte, non , je vous en supplie, -dit vivement Flora d'un accent de frayeur. Ne vous battez pas avec le marquis de Pons... Je suis dĂ©jĂ bien assez malheureuse... Que je ne sois pas cause encore du malheur des autres !.. â Merci, mademoiselle! dit le vicomte LA pou; d'une voix profondĂ©ment Ă©mue. Mais de grĂące ne vous alarmez pas... Je ne suis pas un en- fant, un Ă©colier... Dieu merci, j'ai douze ans de salle , et je plains ceux luĂź me bravent! Moi d'abord, je ne suis pas querelleur, j'ai le duel en exĂ©cration!... pour que je lire l' faut que j'y sois contraint. Ah ! ah! continua- t-il en secouant la tĂȘte, si j'avais pu soupçon- ner hier qu'une aussi lĂąche attaque vous me- naçait, les choses auraient bien pu se passer diffĂ©remment!.. Je suis , moi , d'une nature assez conciliante ; j'arrange autant que possible les affaires qui n'ont pas de cause grave.... Hier par exemple, je n'ai pas cru de- voir laisser M. Gustave Yalory se battre avec le marquis de Pons... â Lui ! Gustave? Ohlque dites-vous? inter- rompit Flora, pĂąle d'Ă©motion. Ce trouble, cet accent de frayeur et d'intĂ©- AUX OEUFS d'or. 257 rĂȘt ne pouvait Ă©chapper au vicomte il se mor- dit les lĂšvres. â Oui, dit-il avec un air d'indiffĂ©rence, je ne sais trop quelle altercation avaiteu lieu hier entrecesdeux messieurs, mais enfin, un duel devait s'ensuivre ; je devais ĂȘtre tĂ©moin dans cette rencontre. Bref, une fois arrivĂ© sur le ter- rain, j'ai fait tous mes efforts pour empĂȘcher un rr .' . car vĂ©ritablement , ce pauvre Valo- ry, malgrĂ© tout son courage, n'Ă©tait pas de force Ă l'escrime. â Gustave ! Gustave ! murmurait doulou- reusement Flora. Pauvre ami qui prenait ma dĂ©fense!... â Tiens, tiens, tiens, vous ne nous disiez pas ça? fit madame Duvercourt, en se frottant les mains avec une satisfaction orgueilleuse. Brave jeune homme! en voilĂ un qui nous aime, et qui nous est dĂ©vouĂ©!... Ce pauvre 258 LA POULE ChĂ©rubin! lui qui manie bien mieux la plume d'oie que l'Ă©pĂ©e, il s'en allait au carnage, Ă la boucherie, sans rien dire!... Seulement pour le bonheur d'ĂȘtre le champion, le chevalier de l'innocence et de la beautĂ©!... Si j'avais Ă©tĂ© lĂ par exemple, oh ! je n'aurais pas voulu qu'on montrĂąt les dents pour moi! J'aurais un peu drĂŽlement Ă©poussetĂ© monseigneur le marquis! Quel dommage ! quel dommage que je ne sois pas un homme!... Dites donc, vicomte, je se- rais votre second, et je lui percerais la be- daine raide comme balle Ăź... Ah! ah! mon drĂŽle, je t'apprendrais Ă nous faire des arti- cles, et Ă nous les envoyer sous enveloppe... comme si nous Ă©tions au premier d'avril!... Coquin, va! â Calmez-vous, madame Duvercourt... dit le vicomte d'un ton solennel. Je ne sou Vr irai pas qu'on vous manque de respect, non plus AUX oeufs d'or. 259 qu'Ă mademoiselle votre fille ! Sur mon hon- neur, vous ne subirez plus de pareils outra- ges ! Mais, en attendant, et pour donner une leçon aux facĂ©tieux journalistes, je vais re- tourner Ă leur bureau... Il faudra bien qu'on me dise enfin d'oĂč part l'insulte; et si je ne puis obtenir aucune explication, je m'en prendraiau marquis de Pons!... Je le forcerai du moins Ă dĂ©clarer publiquement qu'il n'est pas l'auteur de cet article, que cet article est une infamie Ăź Flora, qui ne voulait rien devoir au courage du vicomte de Thorigny, fit de nouveaux ef- forts pour le dĂ©tourner de sa rĂ©solution; mais ce fut inutile. Madame Duvercourt dont la ran- cune Ă©tait profonde, voulait absolument que le marquis fĂ»t chĂątiĂ© elle prit la main du vicomte d'un air solennel; et, lui tendant les bras 2>0 LA TOILE Al x OEUFS D f OR. â Venez ! s'Ă©eria-l-ellc, venez , mon iils!.. Embrassez votre mĂšre... et vengez-la ! Quelques minutes aprĂšs, le vicomte de Tho- rigny sortait, la joie et l'espĂ©rance au cĆur. A. A.. LA PLtJME ET L'EPEE. Le vicomte de Thorigny n'Ă©tait pas un fan- faron; dans mainte affaire, il avait prouvĂ© son courage, son imperturbable sang-froid, sa mer- veilleuse adresse Ă l'escrime. NĂ©anmoins, il faut lui rendre cette justice, bien qu'il eĂ»t eu ĂŻ\u 17 5i52 LA FOULK un grand nombre de ducis, jamais peut-ĂȘtre il ne s'Ă©tait montrĂ© le provocateur; et, lorsqu'il tirait KĂ©pĂ©e ou le pistolet, c'Ă©tait toujours, di- sait-il, pour une cause pure, noble et sainte. On n'a pas oubliĂ© que Je vicomte faisait son- ner bien haut dansson langage les mots d'hon- neur et de devoir. Mais, en dĂ©pit de toutes ces protestations chevaleresques, le vicomte n'en Ă©tait pas moins un jeune homme Ă bonnes for- tunes, un aimable et brillant sĂ©ducteur, qui ne s'adressait toutefois qu'aux veuves et aux femmes libres le mariage Ă©tait pour lui chose sacrĂ©e, surtout lorsqu'il s'agissait d'un ami. â Ce pauv rc vicomte de Thorign y , il est un peu bĂ©gueule! disait-on parfois au Jockey- Club. Ce qui ne l'empĂȘche pas d'avoir mangĂ© sept ou huit cent mille francs! Plus tard, le caractĂšre de ce jeune homme AUX oeufs d'or. 263 Ă©trange et presque inexplicable se dĂ©veloppera dans le sevĂšnemenis qui vont suivre. En sortant de chez madame Duvercourt, le vicomte s Ă©lança dans son tilbury , et courut aux bureaux du journal. Menaces, priĂšres, promesses d'argent, il n'Ă©pargna rien pour dĂ©- couvrir le nom du rĂ©dacteur mystĂ©rieux; mais tous ses efforts demeurĂšrent stĂ©riles. Deux ou trois journalistes qui se trouvaient au bureau, lui jurĂšrent que cet article injurieux, qui n'Ă©tait pas signĂ© , avait paru sans l'aveu de personne ; c'Ă©tait quelque chose d'incom- prĂ©hensible; il fallait que les compositeurs et le prote eussent Ă©tĂ© gagnĂ©s Ă force d'argent. DĂšs lors, M. de Thorigny, ne doutant plus que ces insultes anonymes ne fussent l'ouvrage du marquis de Pons, se rendit chez lui Ă la hĂąte , et voulut avoir uneexplicalion. Le marquis de Pons, qui n'Ă©tait pas d'une '264 LA POULE humeur trĂšs patiente , reçut le vicomte assez mal; il lui rĂ©pondit dĂ©daigneusement qu'il n'avait dĂ©compte Ă rendre Ă personne, qu'il Ă©tait seul juge de ses faits cl gestes , qu'il se trouvait parfaitement libre de louer ou de critiquer dans un journal, comme de siffler ou d'applaudir au théùtre. â Mais il ne s'agit dans de cette occasion ni de louange ni de critique, monsieur le mar- quis, dit le vicomte avec amertume il s'agit d'une attaque lĂąche et perfide, d'une calomnie monstrueuse! LĂ -dessus , querelle et dĂ©fi , rendez-vous donnĂ© de part et d'autre. Le lendemain M. de Pons avait un coupd'Ă©pĂ©e qui lui traversaitla cuisse, et le vicomte Ă©tait revenu triomphant chez Madame Duvercourt. Il serait difficile de peindre l'enthousiasme et l'admiration de la vieille femme. Elle serrait AUX oeufs d'or. 265 dans ses bras et couvrait de baisers et de ca- resses le vainqueur abasourdi, qui cherchait vainement Ă fuir ces embrassements eonvul- sifs, ces longues et fatigantes Ă©treintes. Ma- dame Duvercourt, dans le paroxisme de son dĂ©lire, prit une vieille couronne de roses arti- ficielles et la posa tout Ă coup sur la tĂȘte du vicomte. Cette fois, le gentilhomme eut peine Ă dĂ©gui- ser son dĂ©pit le ridicule Ă©tait la chose qu'il craignait le plus au inonde, devant Flora sur- tout. Celle-ci ne savait comment exprimer sa re- connaissance ; elle admirait le courage et le sang-froid du vicomte ; pour la premiĂšre fois peut-ĂȘtre, elle faisait Ă lui une attention sĂ©- rieuse. Jusqu'alors elle avait Ă©tĂ© prĂ©venue in- volontairement contre ce jeune homme; et tout ce qu'elle avait d'antipathie instinctive 266 LA POl Ll pour !c marquis de Pons avait rejailli sur le vicomte. Mais enfin elle se trouvait injuste; elle brĂ»lait de rĂ©parer ses torls, et quand elle pensait Ă la maniĂšre hĂ©roĂŻque dont le vicomte avait pris sa dĂ©fense, Ă ce duel contre un en- nemi terrible renommĂ© pour son adresse, elle se disait pie le vicomte de Thorigny n'Ă©tait pas un homme comme un autre, mais une nature d'Ă©lue, d'exception. Et puis elle commençait Ă sVipereevoir piĂšce jeune homme Ă©tait parfai- tement tournĂ©, d'une suprĂȘme Ă©lĂ©gance, et qu'il y avait bien quelque gloire sans doute Ă Tavoir pour chevalier. Tout en faisant ces rĂ©- flexions elle demeurait silencieuse, pleine de rĂȘverie, et, par moments, reportant sa pensĂ©e sur Gustave, elle ne pouvait s'empĂȘcher de faire, entre ces deux jeunes gens, une compa- raison qui n'Ă©iail pas Ă l'avantage du poĂȘle. Certes, celui-ci Ă©tait un beau garçon, grand, sveltĂ© H d'une merveilleuse Ă©loquence iors- AUX OEUFS UOR. !J67 qu'une passion forte l'inspirait ; mais il n'avait pas comme le vicomte cette facilitĂ© d'Ă©locution, cctle aisance de maniĂšres que donne l'usage du monde; il ne parlait jamais que de choses sĂ©rieuses, poĂ©sie, littĂ©rature, histoire; il n'Ă©- tait au fait derien courses de chevaux, clubs, excentricitĂ©s fashionables, tout cela n'Ă©tait point son affaire, non [lus que toutes ces au- tres vanitĂ©s mondaines dont les femmes ont souvent l'air de faire Ci, mais qui les prĂ©occu- pent singuliĂšrement dans leur solitude rĂȘveuse; car mĂȘme pour les plus sages d'entre elles, les hĂ©ros de ces frivolitĂ©s sont des types de grĂące et de bon goĂ»t. Et voici comme se parlait Flora, tout en re- gardant Ă la dĂ©robĂ©e le vicomte C'est bierf quelque chose sans doute que le gĂ©nie, l'Ă©lo- quence, la rĂ©putation littĂ©raire; mais ce n est point assez pour un homme'... Non, ce n'est 208 PCM II point assez de couvrir de gloire la femme qu'il aime, il faut encore qu'il puisse la dĂ©fendre... Gustave, lui, tout chevaleresque, touteourageux qu^lpeut ĂȘtre, n'imposera jamais Ă un ennemi audacieux il n'a jamais maniĂ© l'Ă©pĂ©e... Et pourtant on ne peut voir un plus noble jeune homme! quel dĂ©vouement! quelle Ăąme! Comme il serait mort volontiers pour moi !... Mais il serait mort, voilĂ tout, mort sans me venger!... â Eh bien ! eh bien ! disait madame Du- vercourt, Ă©tonnĂ©e du silence et delĂ distraction de sa fille. A quoi rĂȘves-tu donc? tu es lĂ comme un terne... â Moi, maman? Ah! c'est vrai... Je suis encore toute bouleversĂ©e... Tant d'Ă©motions dans un seul jour?... Et dire que j'ai Ă©tĂ© cause d'un duel, que mon noble et gĂ©nĂ©reux dĂ©fen- seur a manquĂ© de pĂ©rir pour moi ! â Oh ! mademoiselle, s'Ă©cria chaleureuse- aux oeufs d'or. 269 nient le vicomte, certes, je ne dĂ©sire pas la mort ! et quand on vous connaĂźt c'est un bon- heur de vivre ! Mais franchement, je n'eusse pas Ă©tĂ© Ă plaindre de mourir pour une si belle cause. â Entendez-vous ça? s'Ă©cria madame Du- vercourt enthousiasmĂ©e et toute prĂȘte Ă pleu- rer d'admiration. En v'iĂ un que j'oserai ap- peler un hĂ©ros ! Comme nous sommes heureu- ses d'avoir un protecteur chiquĂ© comme ça ! Maintenant je suis bien sĂ»re que le marquis et les autres ne s'y frotteront plus... ça leur bou- chera le bec ! . . . â Vous pouvez ĂȘtre tranquille, dit le vi- comte je ne vous laisserai jamais insulter ! D'ailleurs, je crois que la leçon est assez rude! on ne recommencera plus. â Ah! dit tristement Flora. Qui sait?... J'ai de fĂącheux pressentiments... il me semble que 270 1A l»0ll B j'ai trop facilement rĂ©ussi jusqu'Ă ce jour!... Mes succĂšs vonl pĂąlir. Oui, j'ai des rivales, des envieuses peut-ĂȘtre ; ci elles vont s'ameu- ter contre moi pour me perdre! â Quelle Ă©trange imagination, mademoi- selle! Que pourraient toutes les cabales, les criailleries, contre un talent comme le votre! Soyez tranquille, si vous ĂȘtes attaquĂ©e, vous serez chaudement dĂ©fendue, clj'ose,moi, vous prĂ©dire un succĂšs toujours croissant. D'abord, nous allons faire en sorte, malgrĂ© le marquis et les autres, que votre engagement soit dou- blĂ© Ă l'OpĂ©ra. On vous exploite, et c'est in- fĂąme de ne pas vous donner davantage. â Oui, c'est infĂąme, parole d'honneur! dit madame Duvercourt. Ce misĂ©rable directeur, s'il pouvait nous arracher le pain de la bou- che, il le ferait ! Et c'est pourtant le gosier de AUX OEUFS D'OR. 271 ma fille qui lui fait bouillir son pot-au-feu, Ă ce vieux ladre ! Pendant cette conversation, Flora, qui s'oc- cupait fort peu d'argent et d'intĂ©rĂȘts matĂ©riels, s'Ă©garait dans une foule de pensĂ©es vagues et mĂ©lancoliques. Par moment elle tournait les yeux vers le vicomte, et quand leurs regards se rencontraient, elle rougissait tremblante et confuse. Le vicomte semblait aussi fort Ă©mu; mais son Ă©motion n'Ă©tait visible que pour Flora madame Duvercourt le croyait exclusi- vement occupĂ© d'elle-mĂȘme, el elle lui faisait toutes sortes de cajoleries. Enfin le vicomte sortit pour aller, disait-il, se mĂ©nager quelque appui auprĂšs de certains journaux influents. Madame Duvercourt Ă©tait dans une joie inexprimable; elle se mit tout de suite Ă faire un Ă©loge fastueux du vicomte elle blĂąmait Flora d'ĂȘtre si froide pour lui, de n pas ĂȘtre plus avenante. 272 I\1>0ULE AUX OEUFS d'ok. â Tu ne sais donc pas, petite, que c'est un parti superbe? Que toutes les marquises et les duchesses, oui, toutes, seront jalouses de toi? Tu qui ItĂ©rais bien vile le théùtre moi, d'abord, j'en ai par-dessus la tĂšte! Je n'ose plus me fourrer dans ces coulisses, oĂč il n'y a que des butors et des insolents Maman Duvercourt, par ci; maman Duvercourt, par lĂ !... Toujours des expressions grossiĂšres; jamais un salut res- pectueux!... Ah! cabotins, vous en verrez de fameuses! et nous vous Ă©clabousserons bien- tĂŽt avec nos Ă©quipages! XXI. UN PARTI SUPERBE, Quelques semaines se passĂšrent. Le vi- comte Ă©tait toujours trĂšs-assidu auprĂšs de Flora, et chaque jour il croyait faire des pro- grĂšs dans son cĆur. Quant Ă la vieille, elle Ă©tait folle de lui. C'Ă©tait plus que de l'adora- 274 lĂ roi il lion, c'Ă©tait du fĂ©tichisme. NĂ©anmoins, lors- que Gustave Ă©tait prĂ©sent , Flora semblait n'ĂȘtre plus la mĂȘme pour le vicomte; elle tour- nait moins souvent les ycu\ de son cĂŽtĂ©, et lui parlait d'un ton plus cĂ©rĂ©monieux. Le vi- comte ne s'alarmait pas de ce changement ; il croyait que la prĂ©sence de Gustave en Ă©tait la seule cause, et il trouvait bon que Flora ca- chĂąt encore ses sentiments devant un Ă©tran- ger. Mais, en revanche, Flora Ă©tait pour Gus- tave d'une amabilitĂ© charmante, d'une ten- dresse vive et profonde. Chaque fois qu'il venait, elle semblait rayonner de bonheur ; jamais peut ĂȘtre la prĂ©sence de Gustave ne lui avaftĂ©lĂ© plus douce, plus nĂ©cessaire. Le vicomte n'Ă©tait pas jaloux de Gustave; il se croyait tellement supĂ©rieur Ă lui, qu'il ne pouvait s'inquiĂ©ter de si peu! Sans doute, Flora avait Ă le mĂ©nager; c'Ă©tait un ami utile AUX oeufs d\>r. 275 dans l'occasion, un grand poĂšte, qui pouvait lui composer des rĂŽles, etc.. Mais si le vi- comte avait tant de sĂ©curitĂ©, Gustave ne la partageait pas Ă l'endroit du vicomte; il le voyait avec peine et dĂ©fiance impatronisĂ© dans la maison. On ne faisait rien sans consulter. M. deThorigny, c'Ă©tait un oracle ; et par mo- ments, le pauvre Gustave Ă©tait d'une tristesse mortelle; ses paupiĂšres se gonflaient de larmes; puis le soir, rentrĂ© dans sa mansarde , il rĂ©- flĂ©chissait mĂ»rement et unissait par se trou- ver d'une jalousie ridicule et puĂ©rile n'Ă©tait- il pas tout naturel et tout simple qu'on lit au vicomte un gracieux accueil? Ii avait pris le parti de Flora les armes Ă la main; il avait ris- quĂ© sa vie pour elle; et lui, Gustave, Ă©tait mesquin dans sa jalousie, dans sa dĂ©liance. Dailleurs, une foule ae circonstances, plus ou moins insigniiiantes, lui faisaient comprendre qu'il Ă©tait aimĂ©, et que les soins, la dĂ©fĂ©rence Ă27G LA H>1 II tĂ©moignĂ©e au vicomte n'Ă©taient que de la re- connaissance. Peu Ă peu, il se laissa convaim n'Ă©tait pas un rival sĂ©rieux; que dailleurs il n^Ă©pouserait jamais Flora c Le seul obstacle que j'aie Ă rencontrer, pensait Gustave, c'est l'opposition de la mĂšre, parce que jen'ai pas de fortune. Mais je veux gagner de l'argent, et puis obtenir de si magnifiques suc- cĂšs, que mon nom vaille celui d'un vicomte ou d'un marquis!... » EncouragĂ© par son espĂ©- rance, il se mit Ă travailler avec plus de zĂšle, avec plus de verve; et, en moins detrois semaines, sa tragĂ©die impatiamment attendue par le théùtre Français Ă©tait complĂštement terminĂ©e. La con- juration de Catilina fut accueillie avec enthou- siasme et mise sur-le-champ Ă l'Ă©tude. Au bout d'un mois, la foule encombrait les abords du théùtre Français; on se pressait, on se battait aux portes. Les stalles d'orchestre se payaient cinquante francs, et n'en pouvait avoir qui vou- AUX OBUFS fc'OR. 277 lait. Ce fut un magnifique triomphe; les ap- plaudissements Ă©clataient avec frĂ©nĂ©sie jamais peut-ĂȘtre depuis Corneille on n'avait entendu, sur las cĂšne française, ces larges et nerveuses pĂ©riodes, cette dialectique vive et pressĂ©e, ce bon sens admirable enfermĂ© dans chaque vers. Et puis quelle touche forte et hardie ! quelles pensĂ©es ! quelle Ăąme ! quel style \ On criait partout dans la salle c'est Corneille ! c'est Corneille! avec plus de jeunesse et d'Ă©clat !.. Les journalistes eux-mĂȘmes , cette race en- vieuse ou blasĂ©e, ne pouvaient se dĂ©fendre de partager l'admiration gĂ©nĂ©rale; et, malgrĂ© quelques jalouses rumeurs, il Ă©tait facile de voir que les Ă©loges de la presse seraient una- nimes. En effet, le lendemain, c'Ă©tait un con- cert de louanges hyperboliques les VĂȘpres Si- ciliennes elles-mĂȘmes n'avaient pas obtenu tant d^honneur; et, parmi toutes ces voix qui s'Ă©- lĂšvent du journalisme, il n'y en avait que deux t. i. 18 278 la PĂŽ! 1 1 Ă peine qui venaient troubler la gloire du triomphateur. Encore ces diatribes boursou- flĂ©es d'injures, d'envie et d'injustice, Ă©quiva- laient presque Ă un Ă©loge. BientĂŽt Gustave ap- prit de quelle main partaient ces dards em- poisonnĂ©s; mais sa victoire ne fut pas moins grande et complĂšte. Tous les salons se dispu- taient le jeune et cĂ©lĂšbre auteur ; le ministĂšre lui donnait une pension; il obtenait le ruban de la LĂ©gion d'Honneur. Ce fut dans toute la France un Ă©cho d'enthousiasme ; la piĂšce im- primĂ©e se vendit Ă un nombre prodigieux d'exemplaires; et bientĂŽt Gustave eut devant lui une trentaine de mille francs. Flora Ă©tait plus heureuse du triomphe de Gustave que de ses propres triomphes. Madame Duvercourt elle-mĂȘme Ă©tait Ă©blouie, et elle calculait sur ses doigts que Gustave n'aurait qu'Ă faire dou- ze piĂšces pareilles chaque annĂ©e pour gagner 600,000 francs. AUX OEUFS D'OU. 21 â Eh ! eh ! pensait-elle alors, 13 parti ne se- rait pas mauvais... ii y a des Ă©c US... Oui, mais ça n'est pas marquis ni vicomte, par malheur! Madame Valory , ça ne rĂ©sonne pas du tout ! Le vicomte s'aperçut de l'effet prodigieux que le succĂšs de Gustave avait produit sur la mĂšre et la fille; et, en homme habile , il se garda bien de montrer de l'opposition ; mais il avait beau faire, c'est avec peine qu^il dissimu- lait son chagrin, son dĂ©pit. NĂ©anmoins, il at- tendait tout des circonstances; il se promet- tait bien de prendre sa revanche. L'occasion ne tarda pas Ă s'offrir, Tandis que Gustave poursuivait le cours de son triomphe poĂ©tique, il reçut une lettre de son pĂšre toute radieuse Mon cher enfant , lui di5;ait ie bonhomme, je commence- Ă croire que tu as bien fuit de ne pas rester Ă la ferme. Ta chĂšre maman et moi nous sommes enchan- 2 80 LA POULE lĂ©s, et nous t'attendons pour le faire fĂštc. Tu ne peux t' imaginer comme ta Conjuration de Catilina rĂ©ussit chez nous! on s'arrache les jour- naux; on fait dans tout le dĂ©partement des lec- tures publiques de ta piĂšce ; bref, on te mĂ©- nage une rĂ©ception magnifique Ta pauvre ma- man, qui est simple comme bonjour, ne com- prenait pas d'abord ta position , et elle rĂ©pĂ©- tait sans cesse avec des soupirs La gloire sans argent est une viande creuse ! Mais depuis qu'elle a vu et palpĂ© des preuves sonnantes de ton gĂ©nie, elle est changĂ©e du tout au tout ; elle parle de Catilina du matin au soir , et vous bĂ©nit tous les deux. Mais Ă propos, je ne te parlais pas du prin* cipal joubliais de te dire qu'on a reprĂ©sentĂ© 1 piĂšce Ă Clermont , et que la salle entiĂšre a failli crouler sous les trĂ©pignements, sous les acclamations. Tu n'as que des partisans et des adorateurs, voire mĂȘme des adoratrices, AUX oeufs d'or. 281 parmi lesquelles mademoiselle Julictlo Bonval est sans contredit la plus ardente... Tu te rap- pelles bien Juliette, qui est presque notre voi- sine, cette jolie brune aux yeux bleus , qui a toujours eu une imagination si vive? Autrefois, quand vous Ă©tiez petits, vous jouiez ensemble, vous Ă©tiez comme frĂšre et sĆur; et je t'assu- re que si tu as oubliĂ© Juliette, elle se sou- vient de toi malgrĂ© l'absence de trois ans qu'elle a faite avec sa famille. Il n'y a pas plus de six semaines qu'ils sont revenus des colo- nies. Maintenant Juliette est un parti superbe, 20,000 livres de rente au moins. Le pĂšre a fait Ă la Guadeloupe de si heureuses spĂ©cula- tions, qu'il a quadruplĂ© sa fortune en moins de trois ans. Je te parle d'argent , mon ami , mais je sais que cela ne te suffĂźt point et que tu es trĂšs dĂ©sintĂ©ressĂ© Par bonheur, tu t'in- tĂ©resses un peu plus Ă une charmante figure, Ă une taille svelte et fine, Ă des yeux d'une 282 i a douceur d'ange; et quand tu sauras ce que je vais te dire et ce que je tw rĂ©servais pour la bonne bouche, je parie bien que tu ne vas pas rester vingt- quatre heures de plus Ă Paris, et que nousallons le voir. Oui, mon cher enfant, Juliette est folle de toi; elle Ă©tait si Ă©mue pen- dant la reprĂ©sentation de ta piĂšce, qu'elle a failli s^vanouir au milieu des applaudisse- ments elle ne faisait que parler de Gustave, et rappeler maintes circonstances de votre pre- miĂšre jeunesse. Et juge de ma surprise, lorsque, deux jours aprĂšs, son pĂšre est venu me parler franchement, en bon voisin. Voici ce qu'il m'a dit; je me rappelle ses expressions Par- dieu compĂšre, je nMrai pas par trente-six che- mins; je suisj un homme tout rond, moi!... Ma fille est parfaitement disposĂ©e pour votre Gus- tave or, j'ai quelque raison de croire que M. Gustave a bien quelque goĂ»t pour Juliette. Bref, le dernier triomphe de votre fils Ă fait tourner aux 0&UF6 o'oiu 283 tĂšte Ă la pauvre chĂšre enfant... Ma foi ! je ne veux pas qu'elle soit malheureuse. Je donne 400,000 francs Ă ma fille en la mariant; quant Ă votre fils, je le dispense d'apporter un sou de dot son talent me suffit; et s'il veut devenir mon gendre, pardieu ! qu'il vienne, je lui ten- drai les bras. » Tu sens bien, mon ami , que je suis trop bon pĂšre, et trop raisonnable, je crois, pour n'avoir pas accueilli avec empressement une pareille ouverture. J'ai seulement dit que j'al- lais t'en faire part et que je ne doutais pas que tu ne fusses le plus heureux des hommes. Viens donc; viens donc, je t'attends, et Ju- liette meurt d'impatience. » XXII. LES DIATRIBES. Cette lettre fit beaucoup rĂ©flĂ©chir Gustave; il se rappelait en effet Juliette Bonval ; elle devait avoir dix-huit ans Ă peu prĂšs ; trois annĂ©es auparavant , elle Ă©tait partie avec sa famille pour la Guadeloupe; et alors, quoi- 286 LA POl 1 1 que toute jeune et Ă peine sortie de l'enfance, elle Ă©tait dĂ©jĂ belle et annonçait beaucoup d'i- magination et d'esprit. L'aveu d'un semblable amour Ă©tait sans doute singuliĂšrement flatteur pour Gustave une jeune fille , belle et riche , qui lui offrait tout ensemble et sa fortune et sa main'- Toutefois, l'image et les souvenirs de Ju- liette ne pouvaient contrebalancer la prĂ©sence de Flora. Aussi n'y eut-il pas la moindre hĂ©- sitation dans l'esprit de Gustave; et il prit tout de suite la plume pour rĂ©pondre Ă son pĂšre qu'il refusait. Mais rĂ©flĂ©chissant tout Ă coup qu'un semblable refus paraĂźtrait offensant et qu'il fallait mĂ©nager l'amour-propre de toute une famille, il dĂ©chira sa lettre, et crut devoir attendre quelque temps encore, avant d'expri- mer un refus dĂ©finitif. Le soir mĂȘme, il se rendit chez Flora. Le marquis de Pons n'Ă©tait pas rĂ©tabli en- aux oeufs d'or. 287 core de sa blessure , il gardait toujours la chambre. Quant au vicomte, il avait quittĂ© Paris depuis une quinzaine de jours pour une affaire importante, une affaire de succession. Sans trop s'en rendre compte, Gustave Ă©lait enchantĂ© de cette absence, et jamais il n'avait tĂ©moignĂ© plus d'affection, de dĂ©vouement et d'enthousiasme pour Flora. Il venait donc d'entrer chez elle. Mais quelle est sa surprise, son Ă©motion, quand il voit Flora pĂąle et la tĂȘte penchĂ©e sur sa poitrine, tout en pleurs! Madame Duvercourt se prome- nait convulsivement par toute la chambre, rouge, furieuse, hĂ©rissĂ©e, absolument comme une lionne en fureur qui tourne dans sa cage. Les tables, les meubles, les tapis Ă©taient jon- chĂ©s de feuilles Ă©parses c'Ă©taient des jour- naux tout grands ouverts; journaux de théùtre petits et grands, revues, brochures, etc. 2802 LA roi AUX okiĂŻfs d'om. partout oĂč vous serez, je vous le crierai Ă la lace! Si vous n'ĂȘtes pas coupable de celle lĂą- chetĂ©, Ă©crivez-donc, monsieur, donnez un dĂ©- menti public, parla voie des journaux, Ă tous ceux qui vous accusent ; couvrez de honte les calomniateurs!.. Ou bien, si vous ĂȘtes toujours l'ennemi d'une femme qui ne vous a jamaisfait de mal, dites-le hautement, et quand vous se- rez guĂ©ri de votre blessure, vous trouverez en moi un ennemi mortel, acharnĂ©! Le soir mĂȘme, Gustave reçut une rĂ©ponse du marquis; elle Ă©tait sĂšche et laconique. Le marquis de Pons a Thonneurde prĂ©venir M. Gustave Valory que depuis six semaines il n'a pas lu un seul journal; qu'il est absolument Ă©tranger aux articles injurieux dirigĂ©s contre Flora ; que d'ailleurs il ne s'occupe pas d'elle. Si pourtant cela pouvait plaire Ă M. Valory, le marquis de Pons serait complĂštement Ă ses ordres avant quarante-huit heures. XXIV. FIASCO. Ainsi donc le marquis de Pons niail positive- ment ĂȘtrel'auteur de ces articlescomme jamais il n'avait passĂ© pour un lĂąche, pour un homme capable de nier mĂȘme une infamie en prĂ©sen- ce d'un duel, on devait croire que le marquis 30i i a POfJLI disait la vĂ©ritĂ©. NĂ©anmoins Gustave voulait avoir de plus amples explications ; et ne pou- vant trouver l'ennemi anonyme, il se promet- lait bien de faire payer cher au marquis leton ironique de sa lettre et la façon toute dĂ©dai- gneuse dont il parlait de Flora. Justement, le lendemain l'OpĂ©ra donnait une reprĂ©sentation extraordinaire qui avait attirĂ© une affluence considĂ©rable. Tou- tes les logesĂ©taienl garnies de superbes toilet- tes; le parterre Ă©tait noir de monde c'Ă©tait une espĂšce de solennitĂ©. Gustave se trouvait dans une loge Ă quelque distance de i'avant-scĂšne; mais, craignant de laisser paraĂźtre son Ă©mo- tion Ă la vue deFlora, il demeurait dans le fond delĂ loge. Cependant, lorsque Flora fit son en- trĂ©e en scĂšne et qu'une triple salve d'applau- dissements s'Ă©leva, Gustave , comme emportĂ© par un mouvement magnĂ©tique , s'Ă©lança sur aux oeufs d'or. 505 le devant de la loge, et battit des mains. Bien- tĂŽt les acclamationsredoublĂšrent;presque tout le monde savait dans la salle ce qui s'Ă©tait passĂ© la veille, et queFlora Ă©tait en butte Ă de sour- des persĂ©cutions. Aussi chacun voulait protes- ter hautement contre de si injustes attaques, et Ă peine Flora eut-elle chantĂ© avec un trem- blement involontaire dans la voix, que des cris d'enthousiasme retentirent par toute la salle. Pourtant il s'en fallait que Flora eĂ»t chantĂ© comme Ă l'ordinaire sa voix Ă©tait fai- ble, mai assurĂ©e. Peu Ă peu nĂ©anmoins elle reprit plus de calme et de fermetĂ© j encou- ragĂ©e par les applaudissements, elle finit par se surpasser elle-mĂȘme ; et sa voix, se dĂ©ve- loppant avec une puretĂ© magnifique , s'Ă©leva pure, vibrante et mĂ©lodieuse. Alors tous nos dilettanli se pĂąmĂšrent avec descris convulsifs, et Gustave joignit ses bravos Ă ceux de la salle, qui trĂ©pignait. Flora avait 306 l»OLLK quille la scĂšne, qu'un murmure d'approbation eireulail encore Ă peine si l'on prĂȘtait l'oreille aux fines et dĂ©licieuses fioritures de madame Damoreau. BientĂŽt Flora, toute Ă©rnueencorede sa victoire, reparut pour chanterune Ă©blouis- sante cavatine. C'Ă©tait un morceaud'uneĂ©trange difficultĂ© il y avait quelques passages oĂč la voix la plus juste et la plus exquise courait grand risque de s'Ă©garer , et la moindre erreur eĂ»t Ă©tĂ© quelque chose d'irrĂ©parable; car c'Ă©tait un passage brusque et continuel des plus hautes notes aux plus basses, une profusion d'arpĂšges, degammes chromatiques, et puis des notes larges et sonores qui venaient dominer lebruitde l'orchestre. NĂ©anmoinsFlora, pleine d'assurance, semblait devoir exĂ©cuter ce mor- ceau plus merveilleusement encore que les prĂ©- cĂ©dents. Les premiĂšres notes furent attaquĂ©es avec une justesse surprenante. OnĂ©coutait en silence; tous lesyeux Ă©taient tendussur la scĂšne; aux oeufs d'or., 307 les bouches Ă©taient bĂ©antes. Gustave, retenant sa respiration, Ă©coulait avec ivresse; il appuyait une main sur son cĆur pour en comprimer les battements tropsonores; il Ă©tait clans l'enchan- tement. Tout Ă coup la voix de Flora s'arrĂȘte et se brise; elle pĂąlit... ses yeux ont rencontrĂ© par hasard les yeux du marquis de Tons froid, calme et moqueur, il est accoudĂ© au balcon ; et dans sa physionomie il y a quelque chose .d'a- cerbe et de cruel. Flora se trouble; compre- nant que l'Ćil de son ennemi mortel la dĂ©vore, elle se tait, et tremble comme une pauvre fauvette qui verrait tournoyer sur elle un oi- seau de proie. Un murmure de surprise et de mĂ©contentement parcourt la foule. C'est en vain que les admirateurs passionnĂ©s de Flora invitent au silence de toutes parts s'Ă©lĂšvent des chuchotlements, des apartĂ© peu favorables Ă la cantatrice, et personne dans la salle ne peut comprendre d'oĂč vient un pareil orage. Ce- 308 \.K I»Ol I U pendant Gustave a compris ses yeux, sui- vant la direction des regards de Flora, ont bien vite reconnu le marquis de Pons , qui vient d'entrer au balcon pendant la cavaline. Une sueur froide parcourt tous les membres de Gustave; son cĆur bat avec une violence inouie; un nuage couvre ses yeux. Flora chan- tait encore, mais au milieu des murmures et des chut. Ce n'Ă©tait plus elle-mĂȘme sa voix, toujours si ferme et si pure, avait baissĂ© d'un quartdeton !.. Ellene chantait plusen mesure c'est en vain pie le chef d'orchestre, suant Ă grossesgoultes, la ca- dence avec sa baguette; c'est en vain que les basses, redoublant de force, essayaient de ra- mener la cantatrice dans le ton du morceau, la pauvre Flora Ă©tait perdue; elle n'avait plus conscience de ce qu'elle faisait. Enfin, trem- blante, effarĂ©e, elle tombe dans un fauteuil ; sa voix meurt. Quelques coups de sifflet se font AUX OEUFS j>'or. 309 entendre, mais comprimĂ©s bientĂŽt par les ap- plaudissements. AussitĂŽt le marquis, se levantavec affectation, se met Ă applaudir du bout des doigts en criant bravo ibravissimo! ! ! mais avec une intonation si railleuse, avec une physionomie si cruelle et si triomphante, qu'un rire inextinguible s'Ă©lĂšve au balcon ; et des bravos ironiques qui avaient l'air d'attendre un signal, Ă©clatent de tous cĂŽtĂ©s. Alors, brisĂ©e d'Ă©motion, Ă©crasĂ©e de honte, la pauvre Flora s'Ă©vanouit... Un cri part du fond d'une loge ; une porte s'ouvre et se referme avec fracas. On chantait le finale de l'acte. Les loges et le balcon se dĂ©garnissaient. â AhĂź ah! ah! c'est admirable! dit le marquis en riant aux Ă©clats. Il faut en vĂ©ritĂ© venir Ă l'OpĂ©ra pour entendre dĂ©pareille mu- sique! t. i. 20 510 I A ROI II El, se lovant de sa place, il quitta le balcon on s'appuyant sur une canne il boitait lĂ©gĂš- rement. BientĂŽt la foule s'amasse au foyer; le nom de Flora Ă©tait dans toutes les bouches ce qui venait d'avoir lieu occupait toutes les conversations. Il y avait surtout un groupe composĂ© de fashionables et de journalistes, oĂč l'on discutait fort chaudement les uns Ă©taient pour Flora , les autres contre; mais enfin tout le monde s'accordait Ă dire que si elle avait parfaitement chantĂ© le premier morceau , la cavatine avait Ă©tĂ© un vĂ©ritable charivari. Les ignorants, surtout ceux qui ne savent pas une note de musique, se montraient leplusacharnĂ©s contre Flora c'Ă©tait, disaient-ils, un scandale, une affreuse mystification ; et le succĂšs de Flora n'Ă©tait dĂ» qu'au charlatanisme, aux intrigues du ministĂšre et des coulisses. â Eh! par ma foi, c'est un peu vrai,disait AUX OEUFS D'OR. 31 1 une voix moqueuse et \ihrantc. Moi qui vous parle , j'en fais trĂšs sincĂšrement mon mea culpa. â Eh ! pardieu ! oui , c'est vous , monsieur de Pons ! reprit un petit homme qui se dres- sait sur le bout des pieds pour faire valoir tous les avantages de sa taille exiguĂ« vous nous avez imposĂ© cette merveille, et si Ton vient nous Ă©corcher le tympan, c'est votre faute, en effet. â Pardieu ! il ne faut pas m'en vouloir, baron de Forcil, dit le marquis de Pons vous voyez que je suis un galant homme, et que je meconfesse trĂšs sincĂšrement devant vous. J'ai droit Ă l'absolution. Mais aussi vous convien- drez d'une chose la petite avait un peu de voix d'abord, un filet assez agrĂ©able. D'ailleurs, avec une jolie figure et dix-sept ans, on peut assez bien jouer son personnage Ă l'OpĂ©ra?..» 312 POULE Ainsi vous auriez tort de m'en vouloir car, aprĂšs tout, c'est une jolie femme. â Et vous en savez bien quelque chose , scĂ©lĂ©rat de marquis ! dit le baron avec un Ă©clat de rire significatif. Ah ! gaillard , vous gardez pour vous les bons morceaux vous nous laissez les cavatines. Cette mauvaise plaisanterie fut accueillie par des rires ; et le marquis de Pons cria bravo, baron ! bravissimo ! â Oui , oui , bravo , bravissimo ! comme vous faisiez tout Ă l'heure pour la pauvrette ! Ah ! marquis , vous ĂȘtes un terrible homme ! et lorsqu'on est cantatrice et qu'on veut con- server ses trente mille francs d'appointe- ments, on a bien raison de ne pas se brouiller avec vous.... Voyez, la petite a eu tout d'abord un succĂšs superbe ; on l'a comparĂ©e Ă la asta, Ă la Malibran , et que sais-je, moi ? Ă quelque aix oeufs d'or. 313 chose de mieux, s'il est possible alors vous aviez des regards indulgents pour la jeune merveille. Mais, bon ! voilĂ que vous vous brouillez... Oui, mon cher marquis, vous froncez le sourcil comme le Jupiter antique, et tout l'Ă©difice que vous aviez construit s'Ă©- croule ! Vous avez soufflĂ© sur la gloire de la pauvre Flora... Sa gloire s'Ă©vanouit ! â Et par ma foi! je vous le jure, dit le marquis avec un Ă©clat de rire amer, en se- couant la tĂȘte avec menace, je laisserai dorĂ©- navant mademoiselle Flora rĂ©gler ses comptes entre elle et le public. Quand on a le malheur d'avoir pour mĂšre une madame Duvercourt, on devrait au moins chanter juste ou ne passe brouiller avec ses amis. â C'est vrai, c^st vrai , dit le baron. Mais Ă propos, dites-moi donc, comment tout cela M ĂŻ LA roi s'esl-il arrange avec le poĂšte?... vous savez , M. Gustave Valory ? Le marquis de Pons fronça le sourcil, et prit un air dĂ©daigneux. â Je ne sais pas ce que vous voulez dire , baron. â Eh ! c'est pourtant trĂšs intelligible. Je vous parle des fameux articles qui ont paru a la fois dans tous les journaux. â Ăh! oui. Diable m'emporte si je sais d'oĂč cela vient ! â Bah I bah! marquis, vous voulez rire... Vous n'Ă©criviez peut-ĂȘtre pas, mais vous dic- tiez au moins? â Non, parole d'honneur! Je ne sais pas comment tout cela s'est fait. Vous pensez bien, j'espĂšre, que si jetais pour quelque chose lĂ dedans, je n'aurais pas la bassesse de nier. AUX OEUFS DOR. 318 D'autant plus, je vous jure, que si je n'ai pas Ă©crit ces articles, je ne partage pas moins leur opinion. Ce M. Gustave, ce poĂšte, ce brave ri- meiir! J'ouraisvoulu pouvoir lui dire Ă la face Oui, mon petit bonhomme, c'est moi, c'est moi qui ai tout fait ! Cela vous est dĂ©sagrĂ©able, n'est-ce pas ? et vous n'aimez guĂšre qu'on tou- che Ă votre belle, vous la voulez pour vous tout seul? Je le crois bien, pardieu ! vous ĂȘtes un heureux coquin!... elle est brune mi.**» c'est une adorable crĂ©ature ! Le marquis parlait encore, lorsqu'une voix se fait entendre Ă quelque distance â Le marquis de Pons est un calomniateur! un lĂąche! XXV. LE FOYER DE L'OPERA. Ce cri fait tressaillir tous les auditeurs; on s'Ă©tonne, on regarde c'est un grand jeune homme, pĂąle et les yeux ardents, qui perce la foule et s'avance vers le marquis de Pons. Ce- lui-ci est blanc de colĂšre; il a reconnu Gus- tave. 318 i \ i»ui 1 1 â J'ai mal enlendu sans doute, monsieur? dit-il Ă Gustave, d'un air railleur et dĂ©dai- gneux. â Oui, vous avez mal entendu, monsieur le marquis, si vous avez entendu autre chose que ceci Le marquis de Pons est un calomniateur! un lĂąche Ăź â Malheureux! Savez- vous bien que ces pa- roles vous coĂ»teront la vie ! VU»-6lil V HMk 0»-*0»OV10 do Donc 1 Et JC les rĂ©pĂšle! Je les rĂ©pĂ©terai toujours , jusqu'Ă ce que vous m'ayez prou vĂȘle contraire!... La foule se pressait autour des deux anta- gonistes les uns pour Gustave, les autres pour le marquis ; et le nom de Flora circulait dans le foyer. â En vĂ©ritĂ©, dit le marquis de Pons avec un sourire amer, il faut que vous soyez fou pour venir vous attaquer Ă moi ! Vous ne sa- aux oeufs d'or. 319 vez donc pas, monsieur le poĂšte, ce que vous risquez? il ne s'agit pas de duel avec des Ă©pĂ©es en bois comme sur vos théùtres ! Entre nous deux c'est la mort ! Mais la mort pour vous seul !... vous n'ĂȘtes pas de force! â Ah! ah! dit Gustave en s'avançant vers lui, la tĂȘte haute, les bras croisĂ©s Je vous prouve- rai qu'on est toujours fort lorsqu'on est juste et honorable. Tuez-moi,. . qu'importe! vous n'en serez pas moins un lĂąche calomniateur, qui offense des femmes lorsqu'il les croit sans ap- pui! Vous n'en serez pas moins un duelliste sans Ăąme, qui compense par son adresse son dĂ©faut de courage ! Tuez-moi, vous dis-je ! et vous serez encore plus infĂąme... Tandis que si je vous tue, comme je l'espĂšre, je suis tout pardonnĂ© d'avance, et j'aurai fait mon devoir de galant homme! â Bravo , bravo ! monsieur le poĂšte ! vous 320 LA POULE dĂ©clamez admirablement , et je ne m'Ă©tonne pus Je vos succĂšs au théùtre! Mais croyez-moi, je vous en conjure, nous ne sommes point ici sur la scĂšne; ce n'est point un jeu, une parade! Vous avez affaire Ă un homme qui n'a jamais pardonnĂ© une insulte et qui a dĂ©jĂ chĂątiĂ© plus d'un insolent ! Allons, monsieur, 'il en est temps encore, faites-moi des excuses , des ex- cuses devant toutes les personnes qui nous en- tourent; et alors je me rappellerai que vous ĂȘtes poĂšte... Tout ce que vous avez dit sera comme non avenu. Gustave le considĂ©rait, pĂąle et frissonnant, les poings fermĂ©s et convulsifs. â Vite , allons, monsieur! je n'ai pas le temps d'attendre!... Des excuses! â Des excuses? rĂ©pond Gustave d'une voix sourde. Mais, c'est vous, misĂ©rable, vous, qui en devez, non pas Ă moi, je n'en exige point, AUX oeufs d'or. 321 mais Ă une femme!... Ă celle que vous avez of- fesnĂ©e, Ă celle que vous poursuivez lĂąchement, parce qu'elle n'a pas voulu subir vos insolen- ces de grand seigneur, parce qu'elle vous a chassĂ© comme un valet l â Ah ! ah ! jeune homme , vous le voulez Ă toute force !... ce n'est pas ma faute! Probable- ment vous n'avez pas consultĂ© Flora, la tendre cl belle Flora? Elle ne vous aurait pas laissĂ© partir, elle vous aurait enchaĂźnĂ© dans ses bras d'albĂątre!... Ah ! ah ! ah ! Et il se mit Ă rire avec amertume et rail- lerie. â Malheureux! malheureux! dit Gustave en s'Ă©lançant vers lui. Ce n'Ă©tait donc pas assez d'outrages!.. Eh bien ! Ă mon tour main- tenant l VoilĂ comme je traite les gens de votre sorte! Et Gustave lui jeta violemment son gant au 322 LA POULE visage. Le marquis pousse un cri de fureur. Il se prĂ©cipite sur Gustave. Mais soudain on les sĂ©pare, on empĂȘche une lutte violente et acharnĂ©e. â Monsieur, monsieur, dit le marquis d'une voix Ă©touffĂ©e, Ă demain ! â A demain, monsieur le marquis! â Je suis l'offensĂ© j'ai le choix des ar- mes... A votre aise! je ne vous crains d'aucune maniĂšre â Forcil, dit le marquis de Pons, je compte sur vous, n'est-ce pas? â Oui, oui, mon cher, dit le baron en lui prenant la main. Mais de grĂące, pas d'esclan- dre! Tout le monde s'assemble, on accourt! Une semblable rixe en plein foyer est indigne d'un gentilhomme!.. aux oeufs d'or. 323 Et la foule grossissait Ă chaque instant. De tous cĂŽtĂ©s on murmurait â C'est le marquis de Pons, â C'est Gus- tave Valory, le fameux poĂšte. â Il s'agit de Flora, la cantatrice. â Il paraĂźt que ces mes- sieurs sont rivaux? â Il y aura demain une rencontre. Une demi-heure aprĂšs , on s'entretenait en- core de ce qui venait d'avoir lieu. Le marquis de Pons avait quittĂ© l'OpĂ©ra avec ses amis , et Gustave cherchait un tĂ©moin pour le duel du lendemain. XXVI. LA MERE ET LA FILLE Le bruit de la querelle s'Ă©tait bien vite rĂ©pandu dans tout le théùtre ; dĂ©jĂ mĂȘme on en parlait sur la scĂšne et dans le foyer des acteurs. Flora, dont le fiasco avait rĂ©joui ses rivales, ne tarda pas Ă apprendre ce qui s'Ă©- t. i. 21 320 LA POULE la il passĂ©. Quelques actrices, < jui Ă©taient fu» rieuses de ses magnifiques dĂ©buts, Ă©prouvĂš- rent un malin plaisir Ă lui faire entendre que Gustave Valory devait se battre le len- demain avec le marquis de Pons, ce duel- liste redoutable. Flora, Ă peine revenue de son Ă©vanouissement, faillit perdre de nouveau connaissance; elle pleurait abondamment, et, la poitrine brisĂ©e de sanglots , elle appelait Gustave; elle suppliait toutes les personnes qui l'entouraient d'aller chercher Gustave., de l'empĂȘcher de se battre ! Enfin, quand elle eut repris quelque force, elle se laissa emmener par sa mĂšre qui la re- conduisit chez elle. La nuit Ă©tait dĂ©jĂ assez avancĂ©e. A peine rentrĂ©e dans son appartement, Flora , tout en larmes, se laisse tomber dans un fauteuil, et le nom de Gustave s'Ă©chappe de ses lĂšvres. aux oeufs d'or. 327 â Voyons, voyons, petite, dit madame Duvercourt $ avec un mĂ©lange de rudesse et d'affection , ne rĂ©pĂšte donc pas toujours la mĂȘme chose Gustave! Gustave! Eh ben, aprĂšs? cela t'avance jolimen t, lu sais bien qu'il ne peut t'entendre. â Oh I maman, que je suis malheureuse l s'Ă©crie Flora en levant les mains au ciel. C'est encore pour moi , pour me dĂ©fendre, que Gustave , mon ami , mon frĂšre... Il va le tuer !... â Eh non! eh non, bĂ©casse! dit madame Duvercourt en perdant patience. Est-ce que tu l'imagines que ton Gustave veut se laisser tordre le cou comme un poulet! Pardienne ! il a bien assez de moelle dans les os pour te- nir tĂȘte Ă ce grand efflanquĂ© de marquis ! â Oh ! mais tu sais bien, maman , reprend Flora d'un accent de terreur ! ce pauvre G us- 328 LA POLI I tave, il n'a jamais tenu uneĂ©pĂ©e! C'est un jeune homme doux, simple, inoffensif... Je te le rĂ©pĂšte, un duel avec le marquis de Pons, c'est la mort pour Gustave!... El j'en serai cause ! , â Tu me ferais damner Ă la fin avec tes jĂ©rĂ©miades ! Tu serais cause ! Eh ! eh ! tu n'es cause de rien ! Laisse aller les choses , laisse couler Peau sous le pont ! â Moi? moi? que je laisse Gustave se bat- tre ? Que je le laisse Ă©gorger ? â Eh ben ! et que veux-tu faire ? Ne veux- tu pas le mettre en cage, ce garçon? lui lier les pattes pour qu'il n'aille pas demain Ă son rendez-vous ? Vraiment, tais-toi ! tu me ferais bouillir, c'est trop bĂȘte Ă la lin ! â Oh! si du moins je pouvais le voir... oui, ne fĂ»t-ce qu'un instant! J'empĂȘcherais ce duel horrible ! AUX OEIFS 1011. 329 â Tu n'empĂȘcherais rien du tout, petite sotte! Tu connais bien les hommes, toi, si tu te figures qu'aprĂšs s'ĂȘtre arrachĂ© les cheveux et flanquĂ© des coups de poings, ils vont s'em- brasser comme de petits amours Ă cause de tes pleurnicheries ! Et puis d'ailleurs, je vou- drais bien voir ça, que ton grand diable de Gustave se mette Ă saigner du nez, lorsqu'il faut se battre! Ah ! ah ! ah ! si chose pareille arrivait, je ne lui conseillerais pas de revenir se frottera nous ! il trouverait visage de bois... Oui, je lui flanquerais la porte au nez! Je n'aime pas les lĂąches, moi , les carafes d'or- geat! â Oh ! mon Dieu ! mon Dieu, c'est effroya- ble ! murmurait Flora en se tordant les mains. Dire que je ne le verrai plus peut-ĂȘtre. . . â Eh! si, bĂȘtasse! tu le reverras demain, fier comme Artaban, et dĂ©gourdi, je t'assure! 730 LA POI I I car, vois-tu, il n'y a rien de tel qu'une pe- tite escarmouche pour vous agaillardir un homme! ça lui donne du cĆur au ventre ! VA morguienne! il en serait quitte pour deux ou trois Ă©gratignures, ça ne fait rien ! Je le pan- serai, moi; je lui mettrai 'des cataplasmes, et toute la boutique... ça me connaĂźt, j'ai Ă©tĂ© garde-malade du temps de mon dĂ©funt. C'Ă©- tait lĂ un rude gaillard, un dur-Ă -cuire I il avait servi dans les voltigeurs de la garde j et de temps en temps, pour se refaire la main, il se travaillait encore les cĂŽtes Ă coup de bri- quet avec les camarades. Oh ! tiens , moi , je suis belliqueuse... tout comme mon dĂ©funt! Et ce qui m'Ă©tonne, c'est que toi qui es notre enfant, tu sois une poule mouillĂ©e! C'est pas comme ça qu'on se comporte ! Il faut ĂȘtre brave dans l'occasion; il faut ĂȘtre, quand on nous insulte, comme des tigresses, comme des lionnes, quoi ! Tout ce qui me chiffonne, moi, aux oeufs d'or. 331 vois-tu, c'est de n'ĂȘtre qu'une femme, c'est de n'avoir pas une bonne poigne de fer pour aller aplatir le museau de ce chien de mar- quis! Oh ! oh! comme je lui ferais payer cher toutes ses gaudrioles, toutes ses histoires!... Depuis un quart d'heure que madame Duvercourt parlait avec une Ă©trange volubilitĂ©, Flora, muette et pensive, continuait Ă verser des larmes. â Ah! ça, bon ! voilĂ que tu geins et pleur- niches toujours! Je t'y engage , va ! tu seras gentille demain, avec tes yeux en compote !.. C'est beau, c'est beau, pour um3 actrice! Allons, calme-toi donc ! Tout se passera pour le mieux; tu verras que le marquis va rece- voir une seconde leçon... J'aimerais pourtant bien mieux avoir ici mon vicomte, il fustige- rait ce marquis d'importance. Mais o'est Ă©gal ! j'ai trĂšs bonne opinion de l'ami Gustave c'est 332 LA pou f un grand garçon solide; il a de bonnes Ă©pau- les et un bon poing... Ăa ira ! ça ira ! D'ail- leurs, comme dit c't autre, Tinnocence est toujours rĂ©compensĂ©e. Flora , qui Ă©tait bien loin de partager l'as- surance et le calme de sa mĂšre, regardait le ciel en joignant les mains ; elle avait l'air de prier silencieusement. â Voyons, petite , ne restons pas lĂ comme une souche ! dit madame Duvercourt en la prenant par le bras. DĂ©shabillons-nous, et au lit ! Tapons de l'Ćil un bon somme nous rendra demain malin fraĂźche comme une rose. â Olii, maman, oui, je vais me reposer... dit Flora en embrassant sa mĂšre j'en ai be- soin, je t'assure... Je suis brisĂ©e de fatigue! -â Eh bien ! ma petite , bonsoir, reprit madame Duvercourt d'une voix plus douce, aux oeufs d'or. 533 en l'embrassant avec affection. Tu ne m'en veux pas, j'espĂšre ! Je le parle quelquefois un peu rudement... Mais , vois-tu , c'est pas ma faute, c'est l'habitude, je tiens cela de mon dĂ©funt. Et puis, ma parole d'honneur ! tu es souvent impatientante avec ta figure d'ange et ta voix douce , tu es un petit dĂ©- mon , et tu ferais damner un saint avec ton entĂȘtement! Allons , allons, bonsoir. Ne te couche pas sur le dos ni sur le cĂŽtĂ© gauche tfest trĂšs mauvais pour les jeunes personnes ! ça donne de vilains rĂȘves et des palpitations de cĆur. AprĂšs avoir dĂ©bitĂ© cette espĂšce de sermon , madame Duvercourt alluma un bougeoir, et passa dans sa chambre Ă coucher. A peine Flora fut-elle seule, qu'elle ferma sa porte au verrou. â Oui, dit-elle avec rĂ©solution , en mar- 334 TA l'on 1 chant de long en lai*ge clans sa chambre d'un air agile, j'empĂȘcherai ce duel ! Et, se promenant avec une expression IV'- brile, elle murmurait des paroles vagues et confuses. â Gustave !.. Oh ! le voir mort!., jamais! plutĂŽt mourir cent fois!.. Un quart d'heure environ s'Ă©coula. Toute la maison Ă©tait plongĂ©e dans un profond si- lence. Les horloges sonnaient une heure ; et tous ces timbres, se rĂ©pondant les uns aux autres dans rĂ©loignement,avaienl quelque cho- se de sinistre et de lugubre qui faisait tres- saillir Flora. Enfin, elle ouvre prĂ©cipitamment une ar- moire, et s'enveloppe d'une pelisse; elle abais- se un voile noir sur son visage ; puis, mar- chant avec prĂ©caution, elle se dirige sur la aux oeufs d'or. 535 pointe lu pied vers la chambre de sa mĂšre. Elle appuie son oreille contre la porte des ronflements sonores se faisaient entendre; madame Duvercourt Ă©tait profondĂ©ment en- dormie. Alors Flora ouvre sans bruit la porte de l'antichambre, et descend l'escalier tout doucement elle ose Ă peine respirer, elle a peur qu'on ne vienne s'opposer Ă son projet. Le concierge dormait depuis longtemps Flora passe une main par le carreau de la loge, et tire vivement le cordon. Quelques secondes aprĂšs, elle Ă©tait dans la rue sombre et dĂ©serte. XXVII, C'EST ELLE En sortant du théùtre, Gustave, aprĂšs s'ĂȘ- tre assurĂ© d'un tĂ©moin, Ă©tait rentrĂ© chez lui. Il y avait dĂ©jĂ plus d'une heure qu'il s'aban- donnait aux plus tristes, aux plus dĂ©solantes rĂ©flexions ; non pas que Gustave redoutĂąt ris- 35S LA POULE suc du duel qui devait avoir lieu le lendemain nous l'avons dĂ©jĂ dit, ce jeune homme Ă©tait brave, hĂ©roĂŻque; et, bien qu'il lut en gĂ©nĂ©ral dans toutes les choses de la vie d'une extrĂȘme douceur, d'une patience extrĂȘme, Gustave Ă©tait toujours prĂȘt Ă faire le sacrifice de son existence dans les grandes occasions. D'ailleurs, son rĂŽle n'Ă©tait-il pas magnifique danscette circonstance ?I1 Ă©tait l'appui, le ven- geur d'une femme aimĂ©e, d'une femme qu'on outrageait cruellement, qu'on voulait couvrir de fange et d'opprobre ! Mais il avait beau faire, Gustave ne pouvait chasser la tristesse qui s'amassait Ă larges flots dans son cĆur. Seul, presque sans amis, sans parents, dans cette grande ville oĂč personne, exceptĂ© Flora, ne l'aimait sincĂšrement pour lui-mĂȘme, le malheureux jeune homme allait mourir peut- ĂȘtre sans avoir le bonheur,, la suprĂȘme conso- lation de voir, en expirant, les ĂȘtres qu'il ado- AUX oeufs d'or. 339 rait!.. Son pauvre pĂšre dĂ©jĂ vieux et infirme, et sa mĂšre qui l'aimait avec une si profonde ten- dresse, sa mĂšre qui n'aurait pas la force de vi- vre quand elle aurait vu se fermer la tombe d'un fils! â Oh I s'Ă©criait Gustave en se frappant le front, si je pouvais au moins leur faire mes derniers adieux, les presser contre mon cĆur, leur dire BĂ©nissez-moi !... Mais non, je ne les verrai plus peut-ĂȘtre ! Je n'entendrai plus leur voix si douce et si tendre! et jusqu'au tom- beau, tous les deux, infortunĂ©s, ils pleureront leur fils unique, leur seul amour, leur der- niĂšre espĂ©rance !... Mon Dieu ! mon Dieu ! Et, s'inter rompant tout Ă coup, il essuyait des larmes avec le revers de sa main. â Je ne suis pourtant pas un lĂąche! pen- sait-il. INon, je sens que moi aussi j'ai du cĆur. Qu'est-ce que la mort?... Peut-ĂȘtre, atout 340 LA POUL1 prendre, serait-ce pour moi un bonheur de mourir maintenant?.. J'ai acquis des succĂšs trop rapides , trop faciles Et toute cette foule qui m'enivrait de ses louanges, si elle allait un jour me charger d'opprobre et de railleries!... J'en ai vu tant d'exemples! C'est le sort des poĂštes... Oh! alors, alors, je mour- rais aussi, mais sombre et dĂ©sespĂ©rĂ©!... Gustave venait de se laisser tomber dans un fauteuil, et sa tĂȘte, lourde et brĂ»lante, s'ap- puyait sur Tune de ses mains. Sa lampe de travail Ă©tait posĂ©e sur un bu- reau encombrĂ© de livres et de manuscrits ; on y voyait Corneille et Tacite, Shakspeare , Dante , Virgile. Ces volumes Ă©taient la plupart tout grands ouverts, ou les feuillets tournĂ©s contre la table c'Ă©taient les auteurs favoris de Gustave, ceux qu'il lisait chaque jour au milieu de son travail, qu'il apprenait aux oeufs d'or. 341 involontairement par cĆur Ă force de les rĂ©ci- ter. Le silence rĂ©gnait dans la chambre du poĂšte; il conservait la mĂȘme attitude de muette rĂȘverie, et des soupirs s'Ă©lançaient par mo- ment de sa poitrine. C'est qu'un monologue douloureux et morne retentissait au fond de son cĆur il pensait tour Ă tour Ă son pĂšre, Ă sa mĂšre, Ă Flora... Si du moins il pouvait la voir une fois encore , elle , cette douce et chĂšre Flora , celte bonne sĆur qu'il aimait avec une adoration profonde ! ... MaĂŻs non, elle ignorait tout, sans doute. PlongĂ©e dans un calme sommeil, elle ne pouvait deviner l'af- freuse et poignante insomnie de Gustave ! Et puis de temps Ă autre, Gustave, essayant d'oublier ses parents et Flora, jetait un regard mĂ©lancolique sur ses livres, sur ses poĂštes la- tins. Mais alors une foule d'autres pensĂ©es non t. i. 22 3i2 LA POUJLS moins amĂšre8 lui torturaient le cĆur cel ou- vrage commencĂ©, ces poĂšmes qui devaient un jour l'envelopper de gloire, il fallait donc les laisser interrompus! douleur! supplice! le poĂšte seul peut comprendre de pareilles souffrances ; le poĂšte seul peut comprendre tout ce qu'il y a d'horrible dans la mort, lors- qu'elle vient l'arracher, plein de verve et d'ins- piration, Ă ses travaux, Ă sa gloire ! â Eh ! qu'importe, aprĂšs tout ! s'Ă©cria Gus- tave en se levant avec Ă©nergie. Tout cela, c'est le nĂ©ant, c'est un songe!... Avant d'ĂȘtre poĂšte et artiste, il faut ĂȘtre homme! et maintenant je ne dois plus songer qu'Ă une chose... Le marquis de Pons m'a outragĂ©, m'a torturĂ© dans tout ce que j'avais de plus cher au mon- de... C'est du sang qu'il faut pour laver cette injure! Son sang ou le mien, n'importe!... Oh! oui, je ne dois pas hĂ©siter!... c'est mon AUX oeufs d'or. 343 devoir!... C'est l'honneur de Flora qui de- mande vengeance!... Que ne suis-je Ă de- main ! Gustave se tait, il marche quelque temps sombre et pensif sa tĂȘte bouillonnait, les ar- tĂšres battaient avec une force inouie dans ses tempes. Il ouvre vivement une croisĂ©e pour respirer l'air de la nuit. Les rues Ă©taient dĂ©- sertes, on entendait seulement au loin comme un roulis confus c'Ă©tait le bruit des voitures attardĂ©es, et le murmure du vent qui se bri- sait aux angles des toits. â Oh! oui, reprend Gustave, avec une douloureuse exaltation.. Que ne suis-je Ă de main '...c'est trop souffrir... Ce n'est rien quç la mort... mais l'agonie !... Oh ! mon pĂšre! ma pauvre mĂšre! je vous vois toujours... J'entends vos cris et vos sanglots... Il me sem- ble par moments sentir le froid de vos larmes [ 344 LA POULE lit Flora, je ne la verrai donc plus ! Oh ! cette; main ne pressera donc plus la sienne ! Si j'en- tendais encore une foisau moinç le timbrede sa voix enchanteresse !.. Un regard de ses yeux , un mot de sa bouche... et mon cĆur bondirait de joie ! Comme je serais heureux et fier alors de saisir une Ă©pĂ©e,et d'offrir ma poitrine aux coups de mon adversaire !.. Je serais invul- nĂ©rable, je serais vĂ©ritablement un homme!... Car il ne s'agit pas seulement de me battre, il ne s'agit pas seulement de mourir... il faut que je venge!.. Oh ! Flora ! Flora ! si tu pou- vais m'entendre! Une voiture s'arrĂȘte devant la maison ; on frappe violemment; et bientĂŽt Gustave entend monter prĂ©cipitamment l'escalier. On sonne, on frappe Ă sa porte. â A cette heure ! dit-il. Qui donc?... aux oeufs d'or. 345 Son cĆur cesse de battre un instant; une sueur froide parcourt ses membres. Il ou- vre... â Ah ! c'est elle !.. Et Flora s'Ă©lance dans la chambre; elle laisse tomber sa pelisse, et se jette dans les bras de Gustave en le couvrant de baisers et de larmes. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE DES CHAPITRES DU PREMIER VOLUME. page». Chap. 1er. ÂŁ, a chambre du poĂšte. 7 â IL La mort de Socrate. 15 â III. A l'opĂ©ra. 37 â IV. Une mĂšre d'actrice. 51 â V. Un fils de pair de France. 61 â VI. DerriĂšre la scĂšne. 79 â VII. Musique et poĂ©sie. SI â VIII. Le boulet. 90 â IX. L'amour et le travail. 113 â X. Un mariage manquĂ©. 123 â XI. La bague de diamant. 131 â XII. Le marquis de Pons. 143 â XIII. Lequel des deux. 161 â XIV. Un clou chasse l'autre. 179 Chip. xv. Diplomatie. 189 â xvi. Un aplomb de marquis. c 203 â XVII. Deux mots Ă l'oreille. 213 â XVlil. Le troubadour. 227 â XIX. Un vengeur. 245 â XX. Lu plume et CĂ©pĂ©e. 261 â XXI. Un parti superbe. 273 â XXII. Les diatribes. 285 â XX11I. A quoi tiennent les succĂšs. 297 â XXIV. Fiasco. 305 â XXV. Le foyer de l'OpĂ©ra. 317 â XXVI. La mĂšre et la fille 325 â XXVII. C'est elle! 337 FIN DE LA TABLE.
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